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Quand l’image devint un spectacle : le dunois Pierre Prévost et la révolution des panoramas

Article de René L’hôte, membre de la Société de généalogie et d’histoire de Cloyes et du Pays Dunois.  Recherches iconographiques, René L’hôte et Alain Denizet.

Les panoramas eurent un succès prodigieux au XIXe siècle. Pour créer ce théâtre de l’illusion, « un vaste tableau circulaire était placé autour d’une rotonde, de façon que le spectateur voit les objets représentés comme si, placé sur une hauteur, il découvrait tout l’horizon environnant » [Pierre Larousse]. L’image échappait aux livres, aux musées et devenait pour la première fois un spectacle. Cette révolution du regard  est due – en partie – à un Dunois, Pierre Prévost.

Pierre Prévost, une famille « ordinaire »

Marie-Anne Gondouin est l’épouse de Pierre Prévost, issu d’une famille de vignerons. Elle accouche le 7 décembre 1764, à Montigny-le-Gannelon d’un fils, prénommé Pierre, comme son père et son grand-père ; un frère lui aussi appelé Pierre n’avait vécu qu’à peine huit mois. Son parrain est marchand et sa marraine ne sait pas signer.

Acte de naissance de Pierre Prévost, 7 décembre 1764. Archives d’Eure-et-Loir, 3 E 262/001 vue 243.

Malgré un environnement quelque peu défavorable, le petit Pierre va à l’école à Cloyes, il n’y a en effet pas de maître d’école à Montigny. Aussi en compagnie de Pierre-Joseph Louvancour son ami du même âge, traversent-ils le Loir à gué, jusqu’au bourg voisin. Très jeune, il montre des dons pour le dessin et la peinture et déjà « sans maitre et avec ses seules inspirations, il arrive à imiter la nature et à dessiner de jolies vues[1] ». Mais un jour, le hasard et la chance vont changer son destin : un peintre, un certain Moreth, qui ne laissera pas son nom dans le panthéon des artistes, invité du seigneur local, Pierre-Marie Thiroux d’Ouarville, est en train de croquer la Porte Roland, un vestige historique de Montigny-le-Gannelon.

Porte Roland, Montigny-le-Gannelon. Carte postale. Coll. particulière.

Pierre Prévost, le Dunois à l’assaut de la capitale

Le père hésite, puis interrompt l’artiste et lui vante les qualités de son fils.  Moreth lui conseille alors de lui envoyer son enfant à Paris. Chose immédiatement faite, le jeune Pierre est alors présenté à un autre peintre, nettement plus reconnu pour ses paysages, Pierre-Henri de Valenciennes. Mais la Révolution freine les succès de l’élève qui gagne sa vie comme peintre décorateur à Paris, principalement dans les décors de théâtre[2].

Suivant les conseils de son maître, Pierre Prévost commence à exposer des paysages au soleil couchant au salon de 1796, puis en 1798 et 1799 ce jusqu’en 1824. Il serait peut-être resté un peintre aux succès modestes si le hasard n’était pas à nouveau intervenu, en le mêlant à l’aventure des panoramas. Si le peintre anglais Robert Barker en inventa le principe et le nom et s’en assura la propriété par un brevet pris à Londres en 1796, c’est l’américain Fulton, le célèbre ingénieur-mécanicien, mais aussi peintre, qui importe  en France le panorama et prend un brevet d’invention et de perfectionnement daté du 6 floréal an VII.

Rotonde de Robert Fulton, Brevet d’invention 1799 © Archives INPI. https/ www.mucem.orgprogrammeexposition-et-temps-fortsjaime-les-panoramas

« Vue de Paris », le premier panorama du Dunois Pierre Prévost

Ne pouvant pas réaliser tout seul ce gigantesque travail, Fulton s’adresse au peintre Denis Fontaine pour réaliser une Vue de Paris, prise de la plate-forme supérieure du pavillon des Tuileries ; ce dernier demande alors à Pierre Prévost et à Constant Bourgeois de participer à l’élaboration de ce panorama. Exposé à son achèvement dans une rotonde construite à cet effet à Paris, il connait un très grand succès. Le deuxième panorama est la vue de Toulon, prise du haut du fort Lamalque, en 1793, au moment où les Anglais, obligés d’abandonner cette place, incendient la flotte et le port. Prévost, le natif de Montigny, et Bourgeois peignent ce panorama, qui semble avoir été jugé supérieur à celui de Paris[3].

Panorama de Paris vu du Pavillon de Flore, vers 1812. https://www.latribunedelart.com/

Prévost a peint, avec Bouron, Daguerre[4], Jean Prévost – son frère – , Léon Cochereau, son neveu et Roumy, 15 panoramas : Paris (vue prise des Tuileries), Tilsitt (entrevue des deux empereurs), Bataille de Wagram, Toulon (pris du Fort Lamalque), Lyon, Paris (vue prise du pavillon de Flore), Rome, Naples, Amsterdam, Boulogne (avec la flottille des bateaux plats avec lesquels Napoléon projetait de faire une descente en Angleterre…), Anvers, Vienne et les bords du Danube, Calais ou le débarquement de Louis XVIII, Jérusalem et Athènes[5].

Détail du panorama de Paris ( le pont à la droite de l’image précédente)

Napoléon, David et Chateaubriand, admiratifs…

Les panoramas avaient alors une renommée européenne. Jean Prévost dans sa Notice historique sur Montigny-le-Gannelon cite les commentaires élogieux de visiteurs célèbres. « L’Empereur, qui n’était pas facile à impressionner, était dans l’admiration en contemplant celui de Tilsitt. Dans son étonnement, il disait à son entourage :  » il y a plus d’une portée de canon d’où je suis à l’horizon !  » Cela ne paraîtra pas étrange aux personnes qui ont vu les panoramas peints par Prévost qui, entendant au plus haut degré la perspective aérienne, mélangeait ses couleurs de manière à produire des effets de lointains surprenants. » Le peintre David, venu au panorama avec plusieurs de ses élèves, leur avait dit : « Messieurs, c’est ici qu’il faut venir faire des études d’après nature : il est inutile de sortir de Paris pour cela. » Jusqu’à Chateaubriand qui s’exclame, enthousiaste « On a vu à Paris les panoramas de Jérusalem et d’Athènes, l’illusion est complète : je reconnus au premier coup d’œil les monuments et les lieux […] Jamais voyageur ne fut mis à si rude épreuve. Je ne pouvais pas m’attendre qu’on transportât Jérusalem et Athènes à Paris. »

Réaliser un panorama : comment ?

Pour réaliser ses panoramas, Pierre Prévost procède en deux étapes. Tout d’abord, il se rend sur place, et choisit un lieu élevé, une tour ou un édifice dominant la ville ou le site à reproduire. Puis, il représente la scène sur 360° en composant un canevas de compartiments qu’il déplace au fur et à mesure, maintenant l’horizontalité avec un niveau d’eau. Par exemple, le Panorama de Constantinople ainsi préparé du haut de la Tour de Galata a été ensuite peint à Paris par ses soins. C’est une peinture de 8,56 m de long sur 68 cm de haut réalisée à partir de trente-deux compartiments relevés et  dessinés dans la capitale ottomane[6].

Quatre des trente-deux compartiments dessinés à Constantinople. Ils furent ensuite repris et peints sur toile à Paris. Détail, 1818. Inventaire Musée du Louvre.

Pour les besoins de ses panoramas, le Dunois Pierre Prévost  a donc entrepris plusieurs voyages en France et en Europe, à Amsterdam (1803), Boulogne (août 1805), à Tilsitt et Saint-Pétersbourg (octobre 1807), Vienne en Autriche (1809), Anvers (1811), Calais (1814), Londres (1816). Son frère Jean séjourne lui aussi en Russie, à Saint-Pétersbourg et Moscou, où il espère vendre un panorama, probablement celui de Paris[7]. En 1817, le directeur général des Musées royaux, Auguste de Forbin, organise une expédition en Orient. Pierre Prévost réussit à y être admis avec son neveu, Matthieu « Léon » Cochereau qui, malheureusement décède au cours de ce périple. Partis de Toulon le 22 août 1817, ils arrivent à Athènes un mois plus tard, puis gagnent Constantinople, la Palestine, Saint-Jean d’Acre, Jaffa et Jérusalem.

Le voyage de Pierre Prévost en 1817 vers l’ Orient. Se rendre sur place, être le plus précis possible afin d’immerger le spectateur dans un paysage immense à 360 degrés.

Pierre Prévost se dirige ensuite vers Le Caire, Alexandrie, Smyrne et à nouveau Constantinople où il trace le relevé du panorama de cette ville en moins d’un mois. Il arrive à Marseille en septembre 1818, et après une quarantaine, il rentre à Paris le 16 octobre. De cette expédition, Pierre Prévost revient avec les relevés de cinq panoramas (Athènes, Jérusalem, Alexandrie, Le Caire et Constantinople[8])

Présenter les panoramas dans les rotondes

Pour un franc cinquante, le spectateur pénétrait dans une rotonde éclairée par le plafond. Placé au centre, l’œil de niveau avec l’horizon du tableau, il découvrait une immense toile qui, déployée circulairement, lui donnait l’illusion de la réalité. On jugera de l’effet produit sur la rétine par ces quelques chiffres : les panoramas de Prévost avaient des diamètres compris entre 14 et 32 mètres et les hauteurs des toiles allaient de 6 à 16 mètres. Les surfaces peintes étaient comprises entre  260 et 1 600 mètres carrés… 

Ses œuvres furent présentées dans plusieurs rotondes, le premier panorama parisien ouvrit en 1799 au jardin des Capucines, mais ce lieu ferma vers 1806 à cause de l’ouverture de la rue de la Paix. En 1800, se termina la construction du passage des Panoramas, avec ses deux rotondes à proximité du boulevard Montmartre[9].

Les deux rotondes, boulevard Montmartre à Paris. Au milieu le passage qui existe toujours.

Ces premières rotondes sont encore de taille relativement modeste avec un diamètre de quatorze mètres, soit une longueur de près de quarante mètres. En 1808, est inaugurée boulevard des Capucines un nouveau bâtiment de cent mètres de long et de vingt mètres de haut. Deux mille mètres carrés de peinture y sont exposés. Les panoramas présentés participent à la propagande impériale tels l’Entrevue de Tilsit, en 1809 et Wagram, en 1810.

La santé déclinante de Pierre Prévost

La santé de Pierre Prévost s’altère. Alors qu’il travaille au panorama d’Athènes en 1819, il est atteint d’une fluxion de poitrine. Deux ans plus tard, en congés dans son village natal, à Montigny-le-Gannelon, il souffre de « coliques de plomb ». Soigné par le docteur Anthoine de Cloyes, il néglige ces alertes et rentre à Paris pour réaliser le Panorama de Constantinople. Il meurt à l’ouvrage le 9 janvier 1823, à 59 ans au 17, boulevard des Capucines à Paris, à quelques mètres de la rotonde où des années durant la foule se pressait pour éprouver la sensation de l’immensité en 360 degrés. Il est inhumé au cimetière du Père Lachaise dans la division où reposent de nombreux artistes.

Acte de décès de Pierre Prévost, « artiste peintre », célibataire. Il est décédé 17 rue des Capucines à deux pas de « sa » rotonde inaugurée en 1808. Archives de Paris 5 MI/1204.

À Montigny-le-Gannelon, sur la sépulture de Jean Prévost, son frère, on peut voir les épitaphes suivantes très dégradées par le temps.  Sur le côté droit : À LA MÉMOIRE DE PIERRE PRÉVOT PEINTRE DÉCÉDÉ À PARIS LE 9 JANVIER 1823 ÂGÉ DE 59 ANS. ; sur le côté gauche : À LA MÉMOIRE DE LÉON COCHEREAU PEINTRE ET NEVEU DE PIERRE ET JEAN PRÉVOST DÉCÉDÉ À L’ÂGE DE 23 ANS DANS LA TRAVERSÉE DE TOULON À ATHÈNES LE 30 AOUT 1817 ET INHUMÉ DANS L’ÎLE DE CERIGO.

Le panorama et ses déclinaisons – géorama, diorama, maréorama – suscitèrent l’engouement jusqu’au début du 20e siècle comme en témoignent leurs succès lors de l’exposition universelle de Paris. Puis vint la concurrence d’autres images, multiples, animées et projetées sur grand écran : celles du cinéma.

René L’hôte fait des conférences sur ce sujet. Le contacter par le site ou à l’adresse suivante : rlhote@aol.com

Notes

[1] COUDRAY L.D. Bulletin de la Société dunoise, tome IV, (1885-1887).

[2] FOIRET F. Bulletin de la Société dunoise, tome XIV, 1925.

[3] BACHELET Th. Dictionnaire général des Lettres, des Beaux-arts, Sciences morales et politiques, Paris, 1862. Dans les différents articles locaux parus sur P. Prévost la paternité des panoramas est contestée, mais la version ci-dessus nous semble la plus documentée.

[4] Inventeur du diorama et du daguerréotype, ancêtre de la photographie.

[5] BELLIER de la CHAVIGNERIE, Dictionnaire des artistes français, Œuvres de Prévost.

[6] DU CHALARD Louis et GAUTIER Antoine, Bulletin de l’association des anciens élèves et amis des langues orientales – Orients, Institut national des langues et civilisations orientales, juin 2010.

[7] Lettres de Pierre Prévost et Pierre Joseph Louvancour, juge de paix à Cloyes-sur-le-Loir, médiathèque de Châteaudun, fonds Louvancour, n°571-2.

[8] Ibid DU CHALARD Louis et GAUTIER Antoine.

[9] Ce passage couvert dit « des panoramas », existe toujours. Son entrée se situe au 11, boulevard Montmartre à Paris.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rabelais, Gargantua et la Beauce..

La Percheronne Filleul-Pétigny a relaté les aventures de Gargantua en Beauce et Perche qu’elle avait entendues, enfant.  Par son appétit insatiable et ses excès, le géant aurait affamé les populations. Nulle trace de ces épisodes dans le livre de Rabelais. Gargantua serait à l’origine du mot « Beauce ». Mais ceci est autre histoire que n’a point narré l’écrivaine nogentaise. Qu’en est-il ? Écoutons Rabelais, cette fois dans le texte…. Alors que le géant chevauche vers Paris afin d’y parfaire son éducation, il rencontre au-delà d’Orléans une vaste forêt. 

Gargantua chevauchant sa jument arrive à Paris. Illustration de Gustave Doré, 1854.

« Celle-ci était horriblement riche et féconde en mouches à bœufs et en frelons, si bien que c’était un vrai coupe-gorge pour les pauvres bêtes de somme, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua eut la revanche de tous les outrages qui y avaient été commis sur les bêtes de son espèce […]. Car dès qu’ils eurent pénétré dans la forêt en question et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue et dans l’escarmouche les émoucha si bien qu’elle en abattit toute la futaie […] elle abattait les troncs comme un faucheur abat les herbes, de telle sorte que depuis il n’y eut plus ni bois ni frelons, et que tout le pays fut transformé en champs. Ce que voyant, Gargantua y prit un bien grand plaisir et, sans davantage s’en vanter, dit à ses gens : je trouve beau ce. C’est pourquoi, depuis lors, on appelle ce pays la Beauce. »

Gargantua et la Beauce

La Beauce en 1659 : des champs et très peu de forêts. La faute à la queue de la jument de Gargantua… source : Fondo Antiguo de la Biblioteca de la Universidad de Sevilla from Sevilla, España — « Belsia, vulgo La Beausse »

« Beau ce »… Selon l’essayiste Alain Roger, Rabelais aurait exprimé par la voix de Gargantua l’une des premières émotions littéraires sur l’esthétique d’un paysage, notion dont l’apparition, au xvie siècle, est contemporaine de l’écrivain[1]. À moins que ce jeu de mot ne soit qu’une énième facétie de Gargantua et donc de l’auteur à l’endroit du plat pays : à cette époque – déjà – les locutions populaires moquaient la monotonie du paysage beauceron… Au milieu du XIXe siècle – encore – la Beauce est une terre de désolation pour l’Ardéchois Henri Gard :  « Pas un arbre…pas une seule ondulation. Site de désespoir à mettre dans un roman[2] ».

Plusieurs dolmens appelés « palet » à l’exemple de ceux d’Alluyes, de Nottonville, de Montluet, de Romilly-sur-Aigre ou de Saint-Denis-les-Ponts portent le nom de Gargantua, preuve que le géant, dont la force était nécessaire à leur érection, était un élément de la culture populaire[3]. À Toury, se trouve la Pierre de Gargantua, table de dolmen de 3,5 mètres de long sur 3,3 mètres de large dont la Revue des traditions populaires en 1892 révèle la curieuse origine.  « Gargantua passant par-là sentit quelque chose qui le gênait en marchant, il s’arrête, se déchausse et, c’était cette pierre qu’il avait dans son soulier… ».

La pierre de Gargantua, Toury. Coll. particulière.

Selon une tradition, Guillaume de Bellay, seigneur de Langey, commune de Beauce aujourd’hui située dans le canton de Cloyes, y aurait fait construire une maison pour Rabelais, celui qui était la fois son ami et son médecin attitré[4].  L’écrivain aurait eu alors le loisir de s’émerveiller devant les vastes étendus dues aux foucades de la jument de Gargantua…

« La maison de Rabelais » ou supposée telle… à Langey.

Notes

[1] Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, 1997, p. 19-20.

[2] Henri Gard, « voyage en Beauce », SAEL, t. XIV, p 470. Plus généralement, Saint-Evremond en 1685 considérait l’immensité incompatible avec la beauté. En ces pénibles séjours, écrivait-il, « la vue se dissipe et se perd ».

[3] À ce sujet, Revue des traditions populaires, 15 février 1892, p. 83.

[4] A ce sujet, l’article d’Hubert Limet in La gazette Beauce, Perche, Thymerais, n° 58, automne 2023, p. 21.

Chroniques euréliennes XVII-XXe siècles

Mes chroniques euréliennes sont nées de l’envie de vagabonder dans le temps et l’espace, de passer d’un sujet de recherche à un autre selon l’humeur, le hasard des archives ou par la grâce de la lecture…

Abondamment illustrées, elles concernent aussi bien le fait divers que les grands voyages, le sport, le spectacle, les questions sociales et politiques ou encore les histoires d’amour, sans oublier quelques légendes qui intéressent nos territoires. À la fois sombres, drôles, surprenantes ou émouvantes, elles instruisent à leur façon sur l’histoire de notre département.

Au hasard des pages…

L’abbé Gendron au chevet d’Anne d’Autriche ; Helle Nice, du nu à la compétition automobile ; Thierry la Fronde à Janville-en-Beauce ;  1835, le couple maudit du Perche, 1850, l’incendiaire de treize ans qui « s’ennuyait » à l’usine ;  la cathédrale de Chartres en feu ; Buffalo Bill à Chartres en 1905 ou encore la première médaille d’or olympique remportée par un eurélien à Wembley en 1948…

Buffalo Bill à Chartres, 1905. Le faste du Wild west show avec de « vrais indiens ».
Helle Nice, de la danse à la course automobile sur Bugatti.
Thierry la Fronde. En 1964, il vint sur ses terres de Janville-en-Beauce.

Les quarante-sept chroniques du livre

Face à la rage, 1823.
Le vélocipède du Messager de la Beauce et du Perche
Marcel Proust, Illiers, son œuvre et les faits divers
De Gaulle à Nogent-le-Rotrou, en juin 1965.

 

 

Le petit Bachelet, 13 ans et 12 heures de travail par jour à la filature

Le 4 décembre 1850 Le petit Bachelet est accusé d’avoir tenté d’incendier la filature de Lisle, propriété des Waddington, sise à Saint-Rémy-sur-Avre (28). Son porte-plume a été retrouvé dans le panier auquel il reconnait avoir mis le feu. Mais sa version fluctue dès le surlendemain. Pour l’instruction, sa cause est entendue  : il est coupable. Ce dossier d’assise éclaire de façon saisissante les conditions de vie d’un garçon de 13 ans, principal objet de cette chronique.

L’école avant le travail en usine

D’après sa mère, le petit Bachelet travaille à la filature depuis « quatre ou cinq ans », c’est-à-dire depuis l’âge de huit ans. En principe, de 8 à 9 heures, sa journée commence à l’école de l’entreprise[1], ouverte tout récemment, le 21 octobre 1850. Il est censé y apprendre les rudiments de la lecture et de l’écriture. Bachelet avait affirmé au juge qu’il formait des lettres avec son porte-plume « tous les matins avant l’ouverture de la classe ». Il est contredit par son maître. D’abord, ce dernier relève les nombreuses absences de cet élève jugé toutefois « doux et docile ».  Surtout, il l’estime incapable de tenir la plume puisqu’il s’exerçait uniquement sur une ardoise avec une craie.

Le juge confronte le petit Bachelet à son maître.  » J’écrivais avec une plume le matin avant que M Gauthier fut arrivé ». Le maître :  » Et sur quoi donc écrivais-tu ?…tu n’avais pas de papier « 

Encore un mensonge, interpréta l’instruction ; il s’agissait peut-être et seulement d’un enfant qui rêvait d’écrire.

12 heures de travail par jour

Après l’école, du lundi au samedi, de 10 heures à 23 heures, le jeune rattacheur est en poste auprès de son fileur. Treize heures de présence, soumis à la pression des « grands », au milieu du bruit et de la poussière, entrecoupées d’une pause pour dîner de 14 à 15 heures. La loi de 1841 qui limite à huit heures le travail des enfants de moins de douze ans ne le concerne plus. Mais les Waddington peinaient à la respecter et il est plus que probable que le petit Bachelet ait subi ces horaires éprouvants. En atteste, en janvier 1851, le rapport du sous-préfet de Dreux : « Les enfants travaillent douze heures entières ainsi que les hommes[2] ». Il confirme ainsi les conclusions d’un rapport de la commission d’inspection du travail de 1845. En revanche, conformément à la loi, âgé de moins de 16 ans, Bachelet ne travaille ni de nuit, ni le dimanche.

La filature de Lisle. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 6 j 13.

Quitter l’usine à 23 heures

Quand la journée de travail s’achève à 23 heures, il rentre chez lui au Plessis avec ses camarades. La vingtaine de minutes du trajet s’étire parfois au gré des humeurs. Un marchand de vin se souvient qu’en mars 1850, les enfants sont venus consommer « un litre de vin, un verre d’eau de vie et une livre de pain ». Le plus dévergondé est le rattacheur Pelletier qui à douze ans « boit comme un homme, fume et prise » tout en jurant « au nom de Dieu quand sa pipe s’éteint ». De temps en temps, les maitres fileurs mènent leurs rattacheurs « au cabaret lorsqu’ils sont contents de leur travail ».

1 la filature de Lisle.  2 Le hameau du Plessis. En marron le trajet du petit Bachelet, deux kilomètres. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 FI 219. Plan de 1868.

Les retours sont aussi ponctués de disputes. À un rattacheur qui le bat, Bachelet promet de tout rapporter « à son papa ». Coïncidence ? Le mardi qui précéda sa tentative d’incendie, il lui avait dit père « qu’il faudrait qu’il vienne au-devant de moi » car il y a « le petit Cordier qui nous attend à la sortie de la fabrique…. Il m’a donné un coup de poing qui me fait encore mal ».

Couché à minuit

Vers 23 heures 30, il arrive au seuil de sa maison. Alors, raconte sa mère au juge, « il frappe à la porte. Si elle n’est pas fermée au verrou, nous lui disons d’entrer, si elle l’est et c’est le plus ordinaire, son père se lève et va lui ouvrir. Il entre, on lui allume la chandelle, on lui donne sa soupe, il la mange, je le fais coucher, je le couvre, j’éteins sa lumière et je me recouche ».  Mots d’une maman envers un enfant : « Je le couvre » … Il est alors près de minuit. Et c’est ainsi chaque jour, à l’exception du dimanche où il peut jouer, voir ses amis en dehors des heures qu’il faut distraire pour le catéchisme, la messe et les Vêpres…

Ses mobiles : « J’étais ennuyé de mon travail »

Face au juge, le petit Bachelet est formel. Il a agi seul et n’a rien confié à ses camarades de son funeste projet qu’il nourrissait depuis deux mois. « Quand j’ai quelque chose dans la tête, il faut que cela se fasse ». Au magistrat qui le questionne sur ses mobiles, il répond : « J’étais ennuyé de mon travail qui, commençant chaque jour à 10 heures du matin, ne finissait qu’à 11 heures du soir ; je voulais anéantir la fabrique pour ne plus être obligé d’aller y travailler. J’espérais que mon père m’enverrait alors chez une de ses sœurs qui demeure à la campagne et qui avait demandé à m’avoir chez elle… pour y garder des moutons ». Une déclaration qui, selon l’instruction « porte le cachet de la vérité ».

L’usine ou la campagne. À gauche, enfant dans une filature fin 19e siècle à Manchester ; à droite Pastorale, Francesco Paolo Michetti 1885-1890. DR.

La version des parents

Mais les parents tombent des nues : jamais leur fils, contrairement à ce qu’il prétend, n’a formulé devant eux un tel vœu. « En disant cela, il ment », conclut le père qui argumente même en sens inverse : « Il avait toujours le cœur à l’ouvrage et la crainte de ne pas être exact à l’heure indiquée l’occupait beaucoup. »

Le témoignage de la maman. Le juge : « Mardi soir, votre fils vous a-t-il exprimé l’intention de ne plus aller travailler à la fabrique ? Elle :  » non […] il ne m’a jamais dit cela, il n’en a pas parlé non plus à son père. Il travaille depuis quatre ou cinq ans chez M. Waddington »

En revanche, il confirme que sa sœur de La Framboisière, près de Senonches, « lui avait demandé son fils en 1847 quand le pain était dur[3] » et qu’elle avait renouvelé sa proposition en 1849, promettant de l’élever comme son propre fils. « J’ai refusé car je tiens à mes enfants ». Il n’est pas douteux qu’à la fibre paternelle se soit combiné l’intérêt de la famille, celle de pauvres journaliers pour lesquels le salaire de leur garçon était un appoint. Le sachant ou le devinant, l’enfant de 13 ans n’avait pas exprimé clairement son souhait de vivre chez sa tante pour y « garder les moutons ». Le seul indice visible de son mal-être tenait à sa peur d’être battu par ses camarades sur le chemin du retour à 23 heures.

11 mars 1851 : aux assises, la question du discernement.

Le petit Bachelet comparait sur le banc de la cour d’assises de Chartres le 11 mars 1851. Le Constitutionnel en dresse un portrait à charge[4]. « En songeant à son âge, on se demande quelle étrange et précoce perversité a pu le porter à un pareil crime. » D’autant que le milieu familial est sans reproche. Le défenseur, à côté duquel son père est assis, fournit « sur la moralité de cette famille, lecture des certificats les plus honorables ».

Le défenseur, l’accusé ( ou le père de l’accusé…), les juges. Daumier (1808-1879). DR.

La question centrale est celle de la conscience que le petit Bachelet aurait eu de son acre criminel. Oui, répondent l’accusation ainsi que Le Constitutionnel : « Il a conçu et exécuté le but qu’il poursuivait. Les mensonges et les ruses de ses déclarations premières ne permettent pas de croire qu’il ait agit sans discernement. » 

Quel verdict ?

Promettant de dire toute la vérité, Bachelet reconnait reconnaît avoir arrangé le panier et y avoir mis le feu ; seulement il revient sur ses premières déclarations, soutient qu’il voulait seulement brûler les balayures pour ne pas être corrigé, ce qui arrivait quand elles n’étaient pas rangées. Malgré les observations du président qui lui fait voir l’invraisemblance de cette déclaration, le jeune accusé persiste dans cette nouvelle version.

Si Bachelet est déclaré coupable, le jury répond « non » sur la question du discernement. Il évite ainsi la prison dont son avocat avait souligné les dangers, mais écope de trois ans en maison de correction. Cette relative clémence peut s’expliquer par le brio de la défense, mais aussi par la déclaration de Frédéric Waddington, toute en modération, pour qui le geste de son rattacheur « fait en plein jour, au milieu des ouvriers, ne pouvait avoir de suites bien graves ».

Frédéric Waddington, un « bon père  » pour ses ouvriers

Le dimanche 31 novembre, l’industriel reçoit des mains du général Lebreton la Croix de la Légion d’Honneur. Un banquet de neuf cents personnes suit, rassemblant direction et ouvriers. Frédéric Waddington entendait ainsi remercier son personnel de la pétition « spontanée » adressée au président de la République[5]. Rapportée, l’œil humide, par Le Journal de Chartres[6], elle demandait pour leur patron – « leur bon père » – l’illustre hochet en raison de « ses bontés infinies et de ses sacrifices sans nombre ».

Le banquet organisé par les Waddington. 900 personnes. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 6 J 14.

Ce qu’est devenu le petit Bachelet 

Le petit Bachelet n’était pas de la fête. Son nom n’apparaît pas sur le recensement de septembre 1851, mais il est cité dans celui de 1856. Ses années de correction purgées, il a donc réintégré le domicile familial. Le 6 novembre 1859, il épouse Désirée Cintrat, une jeune fille de 17 ans. Les trois actes de l’état-civil de Saint-Rémy-sur-Avre qui le concernent – mariage et actes de naissance de ses deux enfants – le désignent comme journalier. Mais un journalier lettré, certes maladroit. Bachelet qui ignorait l’usage de la plume en 1850 avait appris à écrire en maison de correction :  sa signature apparait sur chacun des trois actes.  Le « petit » Bachelet est mort le 15 mai 1881 à 41 ans, au Plessis, hameau de Saint-Rémy-sur-Avre.

La signature d’Alexis Bachelet et de sa femme, acte de mariage. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 3 E 359/012 vue 150

Notes

[1] Selon la loi de 1841, tout enfant de moins de douze ans admis à travailler dans une manufacture est tenu de suivre une scolarité jusqu’à ses douze ans.

[2]  Geneviève Dufresne-Seurre, Les Waddington, une dynastie de cotonniers en Eure-et-Loir, SAEL, 2011, p. 179.

[3] Les prix avaient beaucoup augmenté. « Providence » de leur personnel, les Waddington avaient fait distribuer gratuitement des soupes et proposé des aliments à prix modiques. A ce sujet, la relation du Journal de Chartres, 21 mars 1847.

[4] Le Constitutionnel, 18 mars 1851.

[5] Compte tenu des tensions entre les ouvriers et la direction depuis 1848, la « spontanéité » est plus que douteuse. Selon Le Journal de Chartres, l’idée avait été recommandée aux ouvriers « sûrs » par le Général Lebreton, député d’Eure-et-Loir et fervent bonapartiste. 

[6] 23 novembre 1851.

4 décembre1850, incendie aux usines Waddington : le petit Bachelet coupable ?

Fondés en 1792, les établissements Waddington étaient devenus au mitan du XIXe siècle l’une des entreprises textiles les plus prospères de l’hexagone. Etablis dans la vallée de l’Avre sur les communes de Nonancourt, de Saint-Lubin-des-Joncherets et de Saint-Rémy-sur-Avre, ils occupaient, en 1850, neuf cents ouvriers . C’est à l’extrémité de Saint-Rémy que se dressait la filature de Lisle, immense bâtisse de cinq étages, édifiée de 1823 à 1825 et percée sur chaque façade de plus de cent fenêtres. Fleuron de la société, dotée dès 1843 d’une machine à vapeur, elle occupait jour et nuit près de trois cents employés, adultes et enfants. 

De haut en bas, la filature sur les bords de l’ Avre, Saint Rémy et le hameau du Plessis où vit le petit Bachelet. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 FI 219.

Filature de Lisle : départ de feu au métier n° 2 

Le mercredi 4 décembre 1850 à 11 heures 30, alors que les ouvriers du troisième étage s’activaient à leur besogne, un fileur cria tout à coup « au feu[1] ». Des flammes d’une quinzaine de centimètre s’élevaient au-dessus du panier où reposaient les bobines de coton servant à alimenter le métier n° 2. S’emparant de la bouteille de cidre qu’il avait apportée pour son repas, le fileur Corbon la vida sur le feu. Son sang-froid évita une catastrophe : avec le plancher de bois imbibé d’huile, les déchets de coton à terre et les poutres de soutènement des cinq étages, le feu aurait trouvé des alliés dociles pour anéantir la totalité de la fabrique.

La filature de Lisle. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 6 j 14.

Dépêchées sur-le-champ, les autorités examinèrent le panier. Au fond, sous trois bobines de coton, étaient disposés des combustibles, poignée de balayures – bouts de coton imprégnés d’huile – morceaux de bois et d’osier, déjà à demi-consumés. Preuve était faite de l’intention criminelle.

Le porte plume du rattacheur Bachelet

Plus étonnant, le panier renfermait aussi un porte-plume. Il fut aussitôt réclamé par le rattacheur Bachelet, un garçon de treize ans, qui déclara l’avoir perdu deux jours auparavant. Faisant binôme avec Corbon – le fileur qui avait donné l’alerte et sacrifié son cidre – Bachelet était chargé de placer sur le métier à filer les bobines de coton posées dans le panier. Quand elles étaient vides, un autre ouvrier allait les regarnir à l’étage inférieur. Revenait aussi à Bachelet l’épluchage des balayures. Par conséquent, le maniement des paniers à proximité de son « métier » était de sa responsabilité. En pleurs, l’enfant dit à son fileur qu’il craignait d’être accusé.

Un enfant dans une usine textile. www.alterpresse68.info/2019/10/24/le-travail-des-enfants/

On apprit qu’un mois plus tôt, le rattacheur Charles dit « Charlot », âge de 12 ans, avait découvert dans son panier une allumette chimique. Le 7 décembre, trois jours après l’incident, un autre rattacheur repérait dans son panier une autre allumette chimique[2]. Glissée « entre deux couches de coton », elle aurait pu, aux dires du garçon, « mettre le feu » si, accidentellement, il l’avait froissée d’un geste vif.

Dans les mémoires, l’incendie ravageur du 20 février 1850

L’émoi était d’autant plus grand que le 20 février 1850 – dix mois auparavant – la toute première usine des Waddington, sise elle aussi à Saint-Rémy-Sur-Avre, avait été dévorée par les flammes.  Le feu avait pris dans le conduit en bois destiné à faire parvenir le coton des étages supérieurs au rez-de-chaussée. Tout avait brûlé en trois heures. Les secours n’avaient pu sauver que le bâtiment de l’Horloge, précieux en ce qu’il renfermait des machines destinées à l’alimentation des deux autres manufactures.

Extrait du réquisitoire définitif, dossier d’assise. Il évoque l’incendie de février 1850, précédent impuni, exemple contagieux. 1ère session 1851. Archives d’Eure-et-Loir.

Le sinistre fut attribué à la malveillance sans qu’aucun indice ne vienne à l’appui de cette thèse. « Cette impuissance à trouver le coupable et le succès du crime devaient encourager les malfaiteurs », conclut le procureur de la République le 27 décembre 1850 : en un mois, trois allumettes avaient été dissimulées dans trois paniers au troisième étage de la filature. Une véritable épidémie qui s’inscrivait dans un contexte social et politique qui s’était tendu depuis 1848. 

Un contexte social et politique particulier

Le journal de Dreux avait fait état en février 1850 de lettres de menaces contre les fabriques des Waddington et en juin de la même année, le procureur général dénonçait au Garde des Sceaux la subversion socialiste qui gagnait les ouvriers de Saint-Rémy et de Saint-Lubin[3]. Certains auraient même entravé les secours lors de l’incendie de février 1850.

Réduits au chômage forcé, les ouvriers reçurent d’abord du secours des ateliers de l’Etat. Puis, en attendant la reconstruction de la bâtisse, les Waddington imaginèrent de les employer de nuit sur la filature de Lisle. Les métiers tournaient à plein régime, sans interruption. Deux équipes se relayaient toutes les douze heures.

Bachelet, le suspect principal

Des premiers éléments de l’enquête, il résulta que le binôme de nuit du métier n°2 n’était pas en cause. En revanche, celui de jour était suspect. Le soupçon se porta – non sur le fileur Corbon qui avait étouffé le feu, mais sur son rattacheur, le petit Bachelet. Le juge d’instruction l’interrogea, l’engageant vivement à dire toute la vérité : savait-il qui avait placé les combustibles dans le panier et frotté l’allumette ?  Était-ce, par exemple, le rattacheur du métier n° 1, son voisin ? Bachelet le disculpa. Certes, il était passé tout près du panier incriminé, mais en courant car il allait aux latrines.

Le juge fit ses comptes : ni l’équipe de nuit, ni les fileurs des métiers 1 et 2, ni encore le rattacheur du métier n° 1…. Par élimination, il ne restait que lui, Bachelet. Ne s’était-il pas d’ailleurs désigné comme coupable quand il avait déclaré avoir pris quatre bobines, juste avant que les flammes  jaillissent ? Et puis, il y avait son porte-plume tombé dans le panier…

L’aveu de l’enfant

Acculé par les questions du juge, confus dans ses réponses, empêtré dans ses contradictions, Bachelet, petit bonhomme haut comme trois pommes – « quatorze décimètres », écrit le rapport – avoua tout. À 10 heures 30, il avait déposé les balayures, le petit bois et l’osier dans le panier ; à 11 heures 30, jugeant le moment propice, il avait tiré une allumette chimique de la poche de son gilet. « Mais comme j’étais pressé, j’ai pris en même temps dans ma main mon porte-plume, j’ai bien vite frotté l’allumette sur le bois d’une bobine vide et je l’ai mise sous les trois bobines de coton qui ont pris feu. Mon porte-plume est tombé dans le panier. »  

Le petit Bachelet avoue :  » j’ai pris la seule allumette qui me restait de celles que j’avais prises chez mes parents. Je l’ai frottée contre le bois d’une bobine… » 1ère session 1851. AD.

Et la seconde allumette trouvée dans un panier le 7 décembre  ? Dans sa lancée, Bachelet reconnaît qu’il l’a donnée à Pelletier, un rattacheur de douze ans qui « fume la pipe comme un homme ». Appréhendé, Pelletier explique qu’il avait voulu imiter son camarade, pensant que l’allumette pourrait s’enflammer à la faveur d’un contact.

5 décembre 1850, l’enfant en prison, à Dreux

Le 5 décembre 1850, Bachelet quitte ses parents – de modestes journaliers – ses deux petites sœurs, son hameau du Plessis, ses camarades et son atelier. Il est écroué à la prison de Dreux en attendant le procès en assises : au regard de la loi, il a commis un crime. C’est pourquoi peut-être, il modifie sa version des faits le 7 décembre. Oui, le porte-plume et l’allumette ont bien atterris dans le panier, mais à cause d’un geste malheureux lorsqu’il a saisi son gilet accroché à sa verticale. Le feu a dû se déclarer au remuement des bobines… Un conte à dormir debout qui laisse l’instruction de marbre.

Des interrogatoires de Bachelet, de ses camarades et de ses parents émergent non seulement la matière du fait divers, mais aussi – et peut-être surtout – le quotidien d’un enfant de treize ans au mitan du siècle, rattacheur dans une filature.

La suite dans le chronique eurélienne du 1er juillet.

Notes

[1] Tous les extraits cités, sauf exception signalée, proviennent du dossier d’assises. 1ere session, 1851. Archives départementales d’Eure-et-Loir.

[2] Allumettes chimiques, sans sécurité. Elles s’allumaient sur n’importe quelle surface.

[3] Geneviève Dufresne-Seurre, Les Waddington, une dynastie de cotonniers en Eure-et-Loir, SAEL, 2011, p. 128 et 189. Ouvrage de référence sur ce sujet.

Cahiers d’écoliers en 1895-1896 et morale républicaine

Sous la IIIe République, la leçon de morale oriente en principe la journée de l’écolier, comme le faisait autrefois la prière. Travail, civisme, épargne, respect d’autrui et des animaux, conseils d’hygiène en sont les thèmes récurrents. A partir d’exemples concrets, l’école de Jules Ferry véhicule, au fond, une morale conservatrice qui prolonge les recommandations des lois Guizot (1833) et Falloux (1850) et même les antiennes des traités en vogue sous l’Ancien Régime, telles « les règles de bienséance » de Jean-Baptiste de la Salle[1]. En témoignent les devoirs des élèves d’Edmond Fleury, instituteur à La Gaudaine dans le Perche, tous effectués entre 1895 et 1896.

Edmond Fleury, instituteur de La Gaudaine (28), Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2.

Ne pas gaspiller son temps

Au fil des révolutions industrielles et agricoles du XIXe siècle, la maitrise du temps de travail devient un outil indispensable à la croissance économique. Surtout éviter le gaspillage. Cette conception du cadre temporel – qui quadrille déjà le monde urbain, notamment dans les usines – se diffuse aussi dans le monde rural. Les élèves de La Gaudaine s’en font l’écho à l’instar d’Adeline Chevauché le 21 décembre 1895.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, 90 J art 2 ( comme tous extraits de cahier présentés dans cette chronique).

Commençant l’exercice par une maxime empruntée à son instituteur – « Être actif, c’est économiser le temps » -, elle poursuit avec ses mots : « Quand on sa vie à gagne, il n’y a qu’sun moyen qui vaille c’est d’être actif regardons autour de nous comme tout le monde travaille maréchal ferrant tappote. L’homme qui n’est pas actif s’endoret[2] ». Le maître lui octroie un « assez bien » seulement car si le fond est juste, l’orthographe et la ponctuation laissent à désirer. Sa camarade, Marie Jolly, entonne le même refrain, mais prend ses exemples parmi ses pairs : « J’aime une petite fille travailleuse qui ne reste pas voisive. Mais ce que je n’aime pas c’est un petit garçon tapageur, paresseux et bavarre. C’est un sot[3]. »

Respecter les biens d’autrui

Suite logique, le produit du travail doit être respecté. Dans son devoir du 24 avril 1896, se nourrissant sans aucun doute des faits divers du pays, Lucien Hermeline condamne les atteintes à la propriété : « Celui qui va dans les champs vole des fruits qui vol du grain qui vol les bestiaux volailles est un voleur et que les gendarmes les emmennes en prison ».

Morale républicaine

La morale par l’exemple, par J.-B. Lecerf  et L. Démoulin, 1900. MUNAE. Le petit garçon tend au gendarme une montre qu’il a trouvé par terre.

Deux mois plus tard, Marguerite Fleury brode une belle histoire sur le thème de l’honnêteté. Augustine, fille d’une femme pauvre, « mais qui est très honnête » – on appréciera le « mais » -, trouve un œuf à côté de sa maison. Sa mère lui ordonne d’aller le rendre à sa voisine, laquelle met « l’œuf dans le panier d’une poule pondeuse. Trois semaines plus tard, « un beau poussin sortit de l’œuf ». Cadeau en est fait à Augustine qui « a aujourd’hui 20 poules et vend des œufs au marché ». Probité et travail ont été récompensés.

Etre généreux

Lorsqu’on a des biens – honnêtement acquis – il convient d’être généreux. La bonne action présentée par la copie de Félix Lesueur, le lundi 23 décembre 1895, révèle une réalité de la fin du XIXe siècle. Ayant appris que son camarade malade allait « bientôt entrer en compléant » [convalescence], Félix indique à sa mère le fortifiant adéquat « pour lui donner des forces :  il faut qu’il boive de bon vin » ajoutant, très pratique, « Maman en a dans sa cave de très vieux et je vous prie de bien vouloir accepter ses quelques boutailles [sic]».

Si le maître biffe les fautes, il ne s’émeut pas du remède proposé. Eugénie Prunier assortit à l’œuvre de charité   – elle concerne cette fois le pain – des considérations sociales, écho peut-être de réflexions entendues chez elle : « Les riches peut bien donner [un] peut de plus. »

Respecter ses parents…

Le respect filial s’inscrit dans une autre dimension. Dans son bréviaire d’éducation civique, Ernest Lavisse en fait l’un des piliers de son décalogue républicain : « Vous devez aimer vos parents, qui vous aiment, vous nourrissent et vous élèvent. Vous devez leur obéir ». Et aussi les assister lors de leur vieillesse ainsi que l’expose Eugénie Prunier dans sa composition du 23 mars 1896 : « Pierre es grand il apris un métier il travaille la mère asise an sont fauteille les pieds sur sa chaubraide [chaufferette]…Pierre enplasse d’aller aux cabarets avec ces camarades il promène sa mère est contende de se promenai. »

et les animaux…

Qui connait aujourd’hui la loi Grammont votée en 1850 ? Première à punir « les mauvais traitements exercés envers les animaux[4] », elle est l’objet de l’exercice d’écriture du 16 décembre 1895, puis le sujet du travail d’Eugénie Prunier le mercredi 20 mai 1896 sobrement intitulé « devoirs envers les animaux ».

Le voici dans son intégralité et dans son jus. « Il ne faut pas pattre les animaux utiles comme les cheveaux qui nous même les chiens qui carde les troupeaux les chats qui attrappent les rats et les souris il ne faut pour détruir les petits oiseaux quand ils mangent les chenilles qui dévorent nos récoltes ». Dans le même registre, Léontine Guyot avait imaginé le même mois l’histoire édifiante d’un chenapan qui avait dissimulé un nid d’oiseau dans sa casquette. Le juge de paix qu’il croisa en chemin, très «  me contemps », adressa un procès-verbal à ses parents.

Se respecter soi-même

À ces devoirs s’ajoutent ceux que chaque personne doit s’appliquer en matière d’hygiène, de santé et d’alimentation. La rédaction de Margueritte Fleury est à cet égard un florilège des représentations de l’époque.  Le début respire le bon sens. « L’hygiène a pour but la conservation de la santé. Nous devons nous laver le visage et les mains car la peau de l’homme comme celle des animaux est percée par de petits trous qu’on appelle pores ».

morale républicaine

La Morale par l’exemple. N°13- Propreté et Soins domestiques par J.-B. Lecerf L. Démoulin, 1900. MUNAE, Numéro d’inventaire : 1978.01726.11.

La suite du devoir emprunte aux croyances populaires et à la naïveté enfantine. « Si on ne se lave pas, le sang se vicie et la sueur ne peut pas sortir ». Margueritte enchaine sur le choc provoqué par des températures opposées : « On ne doit pas boire d’eau froide quand on est en sueur car on s’exposerait à attraper une fluction de poitrine. » L’encyclopédie universelle des connaissances pratiques, édité en 1883 ne dit pas autre chose : « Un refroidissement subit quand le corps est excessivement échauffé est la cause la plus ordinaire de cette maladie[5] ». Ancien nom de la pneumonie, ses origines bactériennes furent découvertes au tournant des années 1880, mais la nouvelle n’était pas encore parvenue à La Gaudaine en 1896[6]. La jeune fille achève son travail par un sage conseil de tempérance. « On peut boire un peu d’eau de vie après manger quand la digestion ne se fait pas bien, mais il ne faut pas boire et manger plus qu’on ne peut »

Sans oublier les  » devoirs envers Dieu »

Le dernier thème de morale surprend. Il y est question des « devoirs envers Dieu ». Edmond Fleury – dont le frère décédé en 1894 était moine à la Grande Trappe – bataillait-il contre la République laïque ? Nullement. Point peu connu, les « devoirs envers Dieu » avaient été intégrés au programme, malgré l’opposition de Jules Ferry. La copie d’Eugénie Prunier n’a pas été corrigée.

« Nous avons des devoirs à remplir envers Dieu parque Dieu et parfait si Dieu été pas parfait rien exiterai s’est Dieu qui a crée le ciel et la terre s’est lui qui nous a crée il ne faut pas dire de vilaine parole il ne fait pas sanibrais [s’enivrer]comme font les hommes qu’on pas la raison il ne fait pas aller à l’église pour jouer parque s’est la que l’on a été baptisé comme pour la sanctification du mariage c’est la conva pour la dernière fois quand on et mort car aujourd’hui s’est Dieu qui nous fait vivre qui nous donne la vie. »

L’enseignement de l’instituteur se bornait toutefois à deux points : apprendre aux élèves à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu et faire en sorte qu’ils respectent la notion de Dieu, alors même qu’elle leur apparaitrait sous des formes différentes de la leur[7]. Le devoir d’Eugénie Prunier rend compte de ces recommandations – un peu -, mais témoigne  – surtout-  de ses croyances apprises au catéchisme…

Edmond Fleury quitta La Gaudaine en 1905 quand il fut nommé à Châtelliers-Notre-Dame, près d’Illiers. Aucun des cahiers de ses nouveaux élèves ne nous est parvenu. Sa fille Margueritte y épousa le 3 juin 1908, Henri Fourmilleau. Et à cette occasion, le notable de village et la mariée eurent droit à un article de la Dépêche d’Eure-et-Loir

Notes

[1] Pierre Nora, Les lieux de mémoires, Tome 1, Quarto, Gallimard, p. 239

[2] Orthographe, ponctuation et syntaxe ont été conservées.

[3] L’entrepreneur de battage de Corancez, Brierre, était inflexible sur les horaires imposés à ses ouvriers à la fin du XIXe siècle. Alain Denizet, l’affaire Brierre, un crime insensé à la Belle Epoque. Ed. Ella. 2022.

[4] La loi porte le nom du général Grammont qui en fut le rapporteur.

[5] « Ouvrage indispensable aux familles », rédigé par A. Bitard, p. 207.

[6] En 1875, Klebs est le premier à observer des bactéries dans les voies respiratoires des personnes mortes de pneumonies.

[7] En 1901, la Ligue de l’enseignement demanda, mais en vain, à ce que l’enseignement des « devoirs envers Dieu » soit supprimé. Il faudra attendre 1945 et La Libération.

 

L’empoisonneuse Sauce : du Perche à la Nouvelle-Calédonie

Acte I.12 février 1875, maison des Courtin, cultivateurs à la Bazoche-Gouët :  une tentative d’empoisonnement est perpétré contre la petite Marie-Louise, âgée d’à peine trois semaines. Deux jours plus tard, la domestique Sauce est inculpée. 

Acte II La fille Sauce nie l’empoisonnement, mais les charges accablantes la font condamner aux assises de Chartres à huit de réclusion dans une maison centrale de la métropole. Quelques années, plus tard, elle est envoyée en Nouvelle-Calédonie…

Elisabeth Sauce : plutôt la Nouvelle-Calédonie que croupir en France

De 1870 à 1887, cinq-cents femmes condamnées pour vol, infanticide, incendie ou prostitution furent envoyées en Nouvelle-Calédonie. Volontaires pour ce grand départ, elles répondaient au vœu des autorités qui voyaient dans cette opération un double avantage : purger le sol français d’éléments viciés et, en premier lieu, contribuer au peuplement de la jeune colonie. Comme ses camarades incarcérées, pour la plupart d’origine modeste, Elisabeth Sauce succomba aux arguments déployés par l’inspectrice des prisons dans ses tournées : refaire sa vie sous le soleil, trouver un mari, vivre en propriétaire sur une concession et fonder une famille. Ce qui supposait être féconde. C’est pourquoi les candidates au départ subissaient un examen intime[1].

Traversée éprouvante

Les dossiers de ces cinq-cents femmes ont été perdus. Mais ce fut probablement en 1880, cinq ans après le procès pour empoisonnement du nourrisson des époux Courtin, qu’Elisabeth Sauce embarque à Bordeaux pour Nouméa. Longue de trois mois, la traversée est une épreuve. Chaleur, mal de mer et promiscuité le disputent à l’enfermement dans des cages grillagées. Les femmes ne sortent des cales qu’escortées des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. À Nouméa, Elisabeth Sauce et ses compagnes rallient Bourail par bateau en douze heures.

Un monde déroutant pour la jeune Percheronne

Bourail, son église, ses logements pour les fonctionnaires et les militaires. Quelques commerces tenus parfois par d’anciens bagnards. En arrière-plan, les montagnes, altitude d’environ 800 mètres, et à sept kilomètres, l’océan.

Cette petite localité de 2000 habitants avait été fondée en 1853. Soumise à l’autorité de l’administration pénitentiaire, elle était au centre du projet de régénération des condamnés « par le travail, la famille et la propriété[2] ». Après l’immensité océanique, la jeune percheronne y éprouve le choc d’un monde dont elle ignore tout et qui, désormais, sera le sien : montagnes, proximité du littoral, températures supérieures à 20 degrés, jours égaux aux nuits, pas de saisons, cultures nouvelles, orangers, goyaviers, canne à sucre[3] et contact avec les autochtones de couleur.  Mais avant de goûter à la liberté promise, les jeunes femmes doivent passer par l’antichambre du « couvent ».

Le « couvent » de Bourail, antichambre de la liberté

À gauche, le « couvent », un monde clos où sont accueillies avant leur mariage les femmes reléguées. Elisabeth Sauce y passa probablement quelques mois.

Désigné ainsi parce qu’il était tenu par les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, le « couvent » de Bourail abrite les détenues dès leur arrivée. Sur le papier, le règlement est strict, mais selon un observateur, en attendant le mariage – et malgré la surveillance des sœurs – les femmes « fument, s’enivrent, s’invectivent dans le jargon des halles et des bouges et … se livrent au tribadisme[4] ». Deux sorties leur sont octroyées : aller à l’église le dimanche et au lavoir de la rivière le mardi, deux opportunités pour être remarquées par un ancien bagnard en quête d’épouse, condition sine qua non du projet de peuplement auquel se prêtaient – à leur façon – les sœurs de Saint-Joseph de Cluny[5].  

Un mari, ancien bagnard

C’est ainsi qu’Elisabeth Sauce attira l’attention d’Etienne Hardy, natif du Gard et de vingt ans son aîné. Commis aux écritures au Sénégal en 1862, il y avait été condamné à vingt ans de travaux forcés pour un vol commis avec « effraction extérieures[6] ».

Dossier Hardy Etienne Théophile. http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/

À la faveur d’une remise de peine de dix-huit mois pour bonne conduite[7], l’administration pénitentiaire lui avait attribué en novembre 1879 une concession agricole. Comme tous les bagnards ayant purgé leur peine, il était cloué au sol colonial par la loi qui lui interdisait le retour en France. À l’issue d’un entretien avec la jeune femme dans le parloir du Couvent – sous l’œil des religieuses – Etienne Hardy confirma son choix.  Les sœurs ayant consenti à l’union, le mariage fut célébré à Bourail le 15 juillet 1880. Elisabeth Sauce qui devait croupir en prison jusqu’en 1883 respirait l’air libre trois ans plus tôt.

Bourail (Nouvelle Calédonie) – État civil,1880. ANOM.

Une concession…

Le couple s’installa à Ménéara, hameau de Bourail, composé de soixante-huit concessions, toutes ainsi conçues : une maisonnette en torchis, recouverte de paille, complétée par une véranda ; à quelques pas, de modestes constructions, cuisine, poulailler ou remise ; enfin, de la rivière au coteau, les champs à la terre fertile couverts de maïs et de haricots. Ce fut, entre mer et montagne, le cadre de vie d’Elisabeth Sauce pendant trente-six ans, celui aussi  de Berezowsky l’homme qui avait voulu assassiner le tsar Alexandre II en 1867 alors qu’il était en visite officielle à Paris. Elle rencontra sûrement ce bagnard exemplaire quand  il allait vendre ses légumes au marché de Bourail.

Une concession à Bourail au début du 20é siècle. ANOM. DR.

et une nombreuse progéniture

Si l’on s’en tient aux maigres informations délivrées par l’état-civil, son existence calédonienne fut jalonnée de bonheurs, sans doute ; de grandes difficultés, à coup sûr. Au regard du projet de peuplement planifié par les autorités françaises, l’ancienne condamnée remplit plus que sa mission. En seize ans, de 1881 à 1897, elle mit au monde huit garçons et deux filles, dix enfants dont deux seulement moururent avant l’âge de cinq ans. Eu égard à la forte mortalité infantile qui sévissait dans l’île, c’était presque un miracle.  La domestique qui avait voulu empoisonner le nourrisson de sa maitresse à la Bazoche-Gouet fut une mère a minima, vigilante, aimante peut-être. Gagnée par la rédemption ?

Un ancien bagnard, son épouse, un enfant. https://www.francetvpro.fr/contenu-de-presse/39529.DR.

Des enfants à préserver du vice

Mais il y avait douze bouches à nourrir. Les témoignages concordent : le produit de la concession est insuffisant pour nourrir convenablement une famille de plus de six personnes.  Or, les actes d’état-civil nous apprennent qu’Elisabeth Sauce n’apporta pas ou peu de revenus complémentaires, à l’exception de l’année 1886 où elle est déclarée « domestique[8] ». Il est donc très probable qu’une partie des enfants ait été pris en charge, gracieusement, par les deux internats de Bourail ; celui de la ferme-école pour les garçons tenu par les frères Maristes, situé justement à Ménéara et celui des filles, confié aux sœurs de Saint-Joseph de Cluny.

Ferme école de Bourail. Les garçons au travail sous la surveillance d’un frère mariste ( à gauche).https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/. Photo déposée par Trigalleau.

L’espoir de l’administration était que, élevés par des religieux, les enfants aient une vie décente, une formation professionnelle et surtout une éducation qui les détourne du « modèle » parental. Car nombre d’anciens bagnards jouaient encore du couteau, volaient, buvaient, frappaient leurs femmes ou les incitaient à la prostitution. Un « véritable pandémonium », qui signe l’échec de l’œuvre de régénération s’émeut le Nouvelliste de Nouvelle-Calédonie daté du 7 juillet 1883. D’août 1883 à août 1885, affirme le docteur Nicomède, il y a eu plus de vingt affaires criminelles graves : plus que dans un département français[9] ».

L’insécurité à Bourail. « Un coin de colonisation » Dr Gaston Nicomède, 1888, p. 59.

Elisabeth Sauce et son mari : délitement de la vie conjugale

Aucun fait délictueux intéressant le couple Etienne Hardy – Elisabeth Sauce ne remonte des sources consultées. Mais, visiblement, leur vie conjugale se dérègle au fil des années.  Si jusqu’au cinquième enfant en 1888, Etienne Hardy se déplace à la mairie pour déclarer les naissances, à partir du sixième, il est déclaré « absent » et c’est un voisin de concession et parrain du cinquième enfant, le nommé Moisset, – condamné pour vol en 1876 – qui effectue la démarche. Plus intrigant encore, c’est au domicile dudit Moisset qu’Elisabeth Sauce accouche de ses trois derniers enfants, lesquels sont toujours déclarés comme étant issus de son « légitime mariage » avec Etienne Hardy. De quoi se perdre en conjecture : Elisabeth Sauce a-t-elle été momentanément délaissée par son mari ou, abandonnée, a-t-elle trouvée refuge et protection chez son voisin avec qui elle s’est mise en ménage ? Un fait est établi. Quand, le 31 janvier 1907, Etienne Hardy décède à Koné – à cent kilomètres de Bourail – il est déclaré « célibataire » alors qu’il est toujours marié puisque aucun document ne révèle une procédure de divorce.

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Koné (Nouvelle Calédonie) – État civil, 1907. ANOM.

Fin de l’histoire ( ou presque)

Si loin du Perche et de sa famille dont elle savait si peu, Elisabeth Sauce s’éteignit le 11 novembre 1916 à Bourail. Elle avait 61 ans. Ses enfants firent souche en Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, après le temps du silence, de la honte et du secret de famille, les descendants des bagnards partent en quête de leur origine. Pour certains d’entre eux, la famille Hardy dans le Gard, la famille Sauce, dans le Perche.

Notes

[1] L’envoi de détenues volontaires s’acheva en 1887. Leur succédèrent les reléguées, des femmes récidivistes, plus âgées, consentantes ou non. L’objectif était moins le peuplement que la mise à l’écart définitive «  d’indésirables ».

[2] Le Nouvelliste de Nouvelle- Calédonie 7 juillet 1883.

[3] Il y a une usine à sucre à Bourail.

[4] Dr. Gaston Nicomède, Un coin de la colonisation pénale. Bourail, en Nouvelle-Calédonie, 1883-1885. Rochefort-sur-mer, 1886. Tribadisme est synonyme de lesbianisme.

[5] Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny géraient également un « couvent » à Saint-Laurent du Maroni, au bagne de Guyane.

[6] FR ANOM COL H 701. Registre matricule H 2443. Consultable en ligne : http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/

[7] L’administration pénitentiaire se dote pour ce faire d’un important domaine foncier, largement pris sur les terres indigènes, qui monte, à son apogée, jusqu’à 260 000 hectares. En tout, les concessions définitivement attribuées aux libérés sont évaluées à 1 300 environ.

[8] Les autres mentions sont « sans profession » ou « cultivatrice ».

[9] Gaston Nicomède, op ; cit. p. 59.

La domestique Sauce inculpée de crime d’empoisonnement sur enfant

Acte I. 12 février 1875, maison des Courtin, cultivateurs à la Bazoche-Gouët :  une tentative d’empoisonnement est perpétrée contre la petite Marie-Louise, âgée d’à peine trois semaines. Deux jours plus tard, la domestique Sauce est inculpée. Tout l’accuse.

Faisceau accablant

Elisabeth Sauce était dans la maison lorsque le sieur Dubois, hongreur, avait conseillé à la femme Courtin de placer la fiole d’acide en haut du dressoir, hors d’atteinte des enfants, parce qu’elle contenait du poison.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, La fiole est indiquée d’une croix. 2 U 2 517.

Quelques jours avant le crime, elle avait demandé à sa maîtresse, l’air de rien, si la mixture était mortelle.  Sur son tablier, les gendarmes identifièrent une tache pareille à celle relevée sur le mouchoir de cou de l’enfant. Alors, elle admit avoir ouvert la fiole, mais c’était, expliqua-t-elle, « pour soigner ses verrues ». Lors de la manipulation, une goutte avait dû s’écraser sur le tablier. Seulement, les experts notèrent que ses verrues – encore apparentes – ne paraissaient pas avoir été traitées avec cet acide qui avait la vertu de les faire disparaitre complétement.

Sa version des faits défie toute logique. Seule à avoir pénétré dans la chambre où l’enfant était couchée pendant la courte absence de sa mère, elle prétendait n’avoir rien entendu au moment du drame. Or selon les médecins experts, l’administration du poison  avait entrainé instantanément des « cris violents ». En outre, d’après la reconstitution faite par les pandores, les hurlements de l’enfant et de la mère avaient été forcément perçus par la jeune fille qui s’activait au lavoir, distant seulement de quinze mètres. 

#empoisonnementenfant

En bas, le lavoir, à quelques mètres de la maison. Archives départementales d’Eure-et-Loir, plan des lieux. 2 U 2 517.

Quel mobile ?

Attenter à la vie d’un enfant sans défense, mais pour quel mobile ? Les époux Courtin se méfiaient.  Début janvier, des pièces s’étaient volatilisées et plus grave, le jour du baptême de la petite Marie-Louise, les gants de la marraine avaient disparu avant de refaire surface dans le fournil où, coïncidence, la domestique rangeait ses effets. D’une indiscrétion de l’ainé des enfants Courtin, elle avait appris son probable renvoi. Selon l’acte d’accusation, elle aurait été inspirée par un sentiment de vengeance. Contre toute logique, la fille Sauce n’avoua rien et s’enferra dans un système de défense têtu, voué à l’échec.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, extrait de l’acte d’accusation. 2 U 2 517.

Un geste vraiment criminel ?

Son geste interroge sur sa connaissance réelle du poison, mais aussi sur la réalité de ses intentions criminelles. Il est fort probable qu’ignorant les effets de l’acide, elle n’ait pas anticipé les cris de l’enfant, comptant sur une mort lente et discrète, de celle qui frappait à cette époque nombre d’enfants en bas âge. D’ailleurs, voulait-elle vraiment assassiner la petite Marie-Louise ou « simplement » lui faire du mal pour se venger des parents ?  La première hypothèse envoyait en assises – et donc possiblement à la guillotine -, la seconde en correctionnelle[1].

Archives départementales d’Eure-et-Loir, conclusion de l’acte d’accusation. 2 U 2 517.

Avis des experts et sentence de la cour d’assises

Le médecin expert estima que la dose administrée était suffisante pour donner la mort, mais rien n’indiquait que la fille Sauce ait eu conscience de la quantité à faire ingurgiter pour tuer. Or, l’intention était alors punie comme un crime d’empoisonnement consommé, même si la victime n’avait pas succombé.  A contrario, en 1884 à Paris, une jeune mère fut traduite en correctionnelle – et non en assisses – parce que l’ingestion de phosphore infligée à son bébé d’un mois, si « elle était nuisible à sa santé, n’était pas de nature à donner la mort ». Elle écopa de huit mois de prison et de seize francs d’amende[2]. La fille Sauce fut condamnée, elle, à huit ans d’incarcération pour assassinat.

Crime d’empoisonnement, d’abord les femmes ?

Ces deux affaires éclairent sur la nature des produits toxiques utilisés. Poisons détournés de leur usage médical comme dans l’affaire de la fille Sauce[3], ou poisons du quotidien, tel le phosphore du fait de la vulgarisation des allumettes chimiques ou encore l’acide oxalique employé pour la blanchisserie.

 Hélène Jégado. Née en 1803, elle fut accusée d’avoir empoisonné une trentaine de personnes, dont des enfants. la justice retint cinq assassinats. Elle fut exécutée en 1852. Image d’Epinal, vers 1852. DR.

Dans la majorité des cas – celui qui nous intéresse en est l’illustration – le crime d’empoisonnement, « vengeance du pauvre et du faible », survient dans les milieux les plus modestes. C’est pourquoi, peut-être, porté par des affaires célèbres, il apparaît pendant tout le siècle comme un fléau qui mine la société d’autant qu’il est d’abord associé aux femmes. « La plupart des empoisonnements sont œuvre féminine. La femme ne peut guère avoir recours à la force brutale : elle procède donc par ruse », expose Henri de Vérigny le 10  juillet 1906 dans sa « causerie scientifique » publiée par Le Temps [4].

La petite Marie-Louise a-t-elle survécu ?

« L’enfant a survécu et il est à espérer qu’il se rétablira », écrit le Rappel le 29 mars 1875, à l’issue du procès. Le journaliste fut entendu. Marie-Louise Courtin, la petite fille empoisonnée, se rétablit. Au bout de huit jours, elle tétait  » assez facilement », éprouvant juste des difficultés à déglutir à cause d’une brûlure au niveau du pharynx.  » Il est donc permis de supposer, nota le médecin expert, que dans l’avenir, sa vie et sa santé ne subiront aucune atteinte fâcheuse de l’acte criminel dont elle a été victime ». Atteinte physique s’entend : les traumatismes psychologiques affectant les nouveau-nés ne furent pensés, par Freud notamment, qu’à partir des années 1920. 

Marie Louise épousa, le 2 mai 1892 à 17 ans, Louis Melet, aide de culture à la Bazoche-Gouet et mit au monde onze enfants entre 1893 et 1911. Ses horizons se bornèrent au Perche. À son mariage, elle s’installa à la Chapelle-Royale avant de migrer de neuf petits kilomètres au Gault-Perche, dans le Loir-et-Cher.

Et la fille Sauce ?

La fille Sauce aussi se « rétablit ». Mais très loin, à vingt mille kilomètres du Perche, en Nouvelle-Calédonie, dans la commune de Bourail. Voici pourquoi et comment. Acte III.

Notes

[1] À ce sujet, Justice et science au 19e siècle ou la difficile répression du crime d’empoisonnement. Recherches d’études contemporaines. Recherches d’études contemporaines, n° 4, 1997, p.105.

[2] Justice et science au 19e siècle ou la difficile répression du crime d’empoisonnement. Recherches d’études contemporaines, n° 4, 1997, p.109.

[3] En 1877, à Paris, la femme Béchon, accusée d’avoir empoisonné son enfant avec du laudanum avait pu se procurer ce poison parce que sa maîtresse l’utilisait pour des cataplasme sur prescription de son médecin. DD2U8 68, dossier de procédure de la cour d’assises de la Seine.

[4] En 1840, l’affaire Marie Lafarge, près de Limoges, enflamme aussi le pays. L’épouse est soupçonnée d’avoir versé de l’arsenic dans le gâteau de son mari âgé. Flaubert s’en est inspiré pour son personnage d’Emma Bovary. Balzac place des empoisonneuses dans nombre de ses fictions. Les études récentes prouvent que les femmes n’empoisonnent pas plus que les hommes… À ce sujet, l’article suivant :  https://ajco49.fr/2022/06/20/le-crime-dempoisonnement-a-londres-au-tournant-du-xxe-siecle-une-trahison-au-sein-du-cercle-familial-et-aux-yeux-de-la-societe/

Le jour où l’enfant fut empoisonné à l’acide azotique

Visite à la petite Marie-Louise

Le dimanche 12 février 1875, vers deux heures de l’après-midi, la femme Courtin recevait la visite de la marraine de la petite Marie-Louise, née le 22 janvier. Lové dans les bras de sa mère, le bébé prenait le sein. La tétée passée, la femme Courtin changea le linge et remit le nourrisson dans son berceau.

Eugène Carrière, Maternité, Vers 1887, Huile sur toile, H. 33,0 ; L. 40,2 cm. Musée d’Orsay. DR.

La petite s’endormit de suite.  À 15 heures, la marraine prit congé. Devisant dans la cour, les deux femmes croisèrent la fille Sauce, la domestique, qui se rendait à la maison, chargée d’un fagot. Puis, elles allèrent à l’étable où venaient de naitre deux veaux et se dirent au revoir. 

Soudain des cris perçants

C’est en revenant que la femme Courtin entendit des cris perçants. Ils provenaient de la maison. L’enfant. Au juge d’instruction, elle raconte : « Je courus, pensant trouver la fille Sauce. Les couches n’y étaient plus, je supposai que la domestique les avait prises… Je pris ma petite fille dans les bras… Elle avait les lèvres et la langue blanches, la partie inférieure de la joue gauche était brûlée, son mouchoir au cou était taché de jaune[1] ».

Archives départementales d’Eure-et-Loir, déposition de la femme Courtin au juge d’instruction. 2 U 2 517.

À ses appels désespérés, son mari accourt de la grange. Elle hoquète : « Elle va mourir sans que je puisse l’en empêcher… On lui a donné du poison, ce n’est pas possible autrement ». Alors que le père est parti chercher du secours au village, la fille Sauce fait son apparition avec les couches toutes propres. Elle était au lavoir. Non, elle n’a rien entendu.

Un empoisonnement ?

Arrivée sur les lieux à 17 heures, la sage-femme confirme les pressentiments de la mère : c’est une tentative d’empoisonnement. Le soir venu, une voisine assiste les parents pour veiller sur la petite. La fille Sauce dont le lit est dans la pièce à vivre est là également, très calme. « Elle était assise à côté de la cheminée et ne disait rien. À 22 heures, la femme Courtin lui dit d’aller se coucher. Elle dormit ou, suppose la voisine, fit semblant de dormir… car il me semblait entendre au bruit de sa respiration qu’elle ne dormait pas ». L’enfant cria et pleura toute la nuit.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517. La pièce à vivre dite maison. Information sur l’intimité à cette époque : la domestique dort dans la même pièce que les époux Courtin. Au fond, le dressoir sur lequel était la fiole. 

Saisie d’une intuition, la femme Courtin se rappelle qu’elle avait déposé sur la tablette supérieure de son dressoir une fiole contenant de l’acide azotique, achetée à l’automne et destinée à soigner les verrues de sa fille aînée.  La fiole était sur la tablette, mais son niveau avait baissé. Intriguée, elle dépose sur le mouchoir de cou de son bébé une goutte du liquide et constate qu’une tache jaunâtre apparait, similaire à celle déjà remarquée. Le doute n’était plus permis : l’acide azotique était en cause.  Qui avait pu attenter à la vie du nourrisson ?

Cinq potentiels suspects

Impossible de confondre, ni la mère – « d’excellente réputation » et dont les voisins et la fille Sauce louent les soins et la douceur maternelle – ni le père qui était dans sa grange, ni les voisins Gasnot occupés à leurs travaux, ni un étranger de passage puisque la fille Sauce, restée quelques minutes dans la maison avant d’aller au lavoir, affirme n’avoir croisé personne. Alors ?

Restait la fille Sauce. Son comportement ne manqua pas d’étonner. Quand la sage-femme, examinant la petite Marie-Louise avait dit : « C’est impossible qu’on n’ait pas fait prendre quelque chose à cet enfant », la fille Sauce avait curieusement répliqué, comme piquée : « Ce n’est pas moi ». Le matin, au lendemain du drame, elle ne s’enquit pas de la santé de l’enfant et ne pose qu’une seule question à sa maitresse : « Croyez-vous qu’elle en mourra ? ».

Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517. Le tabouret, la table, le dressoir, ses assiettes, ses tasses et en haut la fiole contenant l’acide azotique pour éradiquer les verrues.

La fille Sauce, fille perdue

La domestique est inculpée le lendemain. Des interrogatoires émerge la figure d’une jeune femme sans repères et au parcours sinueux. D’abord, elle méconnait les fondamentaux de son identité.  Au juge d’instruction qui lui décline, acte en main, son lieu et sa date de naissance – Greez sur Roc dans la Sarthe le 3 septembre 1856 – elle déclare : « Je croyais que j’étais née le 5 avril 1855 à Saint-Ulphace. Mais je n’ai jamais cherché à m’en assurer ». Elle ignore son second prénom, Françoise. Quant aux prénoms de sa mère, décédée quand elle avait 5 ans, elle ne « se les rappelle pas », mais elle connait son patronyme – Journet –, peut-être parce que celle-ci était désignée (y compris par son mari) comme « la mère Journet ». Elle ne fait aucune allusion à son demi-frère né du second mariage de son père, journalier et fils de journalier, qui ne sait ni lire ni écrire[2].

Une domestique de ferme, comme la fille Sauce. L’artiste a dépeint l’expression d’une vie difficile. Source inconnue. DR.

Son avenir, tout tracé, est celui des filles pauvres. Il lui faut rapidement gagner son pain comme domestique de ferme. « J’ai quitté mes parents vers l’âge de 12 ans », dit-elle au juge.  À 12 ans et trois mois exactement indique le dossier. Et depuis ?

Sept maitres en sept ans

L’enquête informe sur ses engagements entre décembre 1868 et février 1875. Sept au total : c’est beaucoup, c’est suspect. Tout commence par des compliments.

Rapport des gendarmes sur le témoignage du premier employeur de la fille Sauce. Elle avait alors 12 ans. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517.

Son premier maître « n’a eu qu’à se louer de la manière dont elle servait », le deuxième – chez qui elle resta deux ans – se souvient d’une jeune fille qui « avait grand soin de ses enfants… assez intelligente mais un peu paresseuse ». Premier accroc au portrait qui se fissure au fur et à mesure des autres témoignages. Car les deux employeurs suivants décrivent une domestique « sournoise, au langage grossier et scandaleux » et qui « ne montrait dans son travail que paresse et mollesse ». Toutefois, ils n’ont pas observé d’écarts contraires aux bonnes mœurs. C’est chose faite pour les deux derniers maîtres. Renvoyée deux fois pour vols – des galettes, deux verres à fleurs, une petite soupière – elle se signale aussi par sa mauvaise conduite : « C’était une coureuse, elle s‘absentait souvent et rentrait à une heure avancée ». Une « coureuse » qui besognait tout de même de l’aube à la nuit tombée.

Confrontation avec la mère de la petite Marie-Louise

La femme Courtin ignore ses antécédents et son renvoi récent. Quand elle embauche la fille Sauce le 15 octobre 1874, c’est sur la foi des renseignements pris auprès de son voisin Gasnot. Ce dernier lui a assuré que son père était « un bon homme » et à Saint Ulphace, le ménage Sauce est bien considéré.  Bon sang ne saurait mentir… Appréhendée le 14 février 1875 par les gendarmes, la fille Sauce est confrontée à la petite victime puis à la femme Courtin.

Le rapport, qui déroge à la neutralité habituelle, relève le contraste entre la domestique, impassible, et la femme Courtin qui, « avec une douleur véritablement poignante »,  lui adresse ces mots : « Que t’a donc fait ce petit être ? Misérable fille, as-tu pensé à la douleur que je ressentirais, moi, sa mère quand tu as versé le poison […] Pauvre petite, si je n’étais pas arrivée aussi vite, elle ne vivrait plus ».

Rapport des gendarmes, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517.

La prison

À l’issue de ce face à face éprouvant, la fille Sauce est conduite à la maison d’arrêt de la Bazoche-Gouet. Non sans résister. Quand les pandores l’empoignent, elle pleure, s’agrippe à la chaise, refuse de marcher. Elle nie tout. Pourtant, le faisceau de présomption qui l’accable est sans appel. 

Acte II : Preuves irréfutables ? Quel mobile ? Que décide la cour d’assises ?

Notes

[1] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517. Toutes les citations, sauf exception signalée, proviennent de ce dossier.

[2] Son père se remaria le 8 juillet 1868 à Soizé (où il est né le 1er janvier 1826) avec Marie Françoise Désirée Dupin, âgée de 23 ans. Le couple a un enfant, Désiré François Sauce, né le 9 avril 1869. Sa belle-mère ignore son lieu de naissance.

Scène de western pour la 2 chevaux

Projet mystère du TPV… de la 2 chevaux

Au Salon de l’Automobile d’octobre 1948, Citroën décidait in extremis de présenter les trois premiers exemplaires du TPV, « Tout Petit Véhicule », rebaptisé pour l’occasion « Toujours Pas Vu » par ses détracteurs[1]. On ironisait sur ce projet révolutionnaire qui datait de l’avant-guerre et que la firme entourait d’un grand mystère. Il fallait se contenter des maigres informations distillées par un prospectus : « moteur de 375 cm3, 2 cylindres, 4 temps à refroidissement par air et boîte de vitesses à 3 vitesses normales, plus une surmultipliée et une marche arrière » et confort assuré : « Chauffage pour l’hiver, aération  pour l’été »….

Le prospectus de Citroën en 1948 pour présenter la 2 chevaux.

La 2 chevaux dévoilée au Salon de 1948

Le 6 septembre 1948, la veille de l’ouverture du Salon, trois 2 chevaux faisaient leur entrée au Grand Palais en toute discrétion, dissimulées sous une bâche. Le lendemain, le public découvrait leur ligne, leur toit ouvrant, leurs suspensions, mais pas le moteur car les prototypes n’avaient encore rien sous le capot… Cette drôle de voiture en forme de boite de conserve suscita d’abord des ricanements[2] : « Obtient-on un ouvre-boîte avec elle ? », ironisa un journaliste yankee. Mais quelques jours après, la petite Citroën était l’attraction du Salon. On se massait autour de cette voiture détonante, populaire et économique[3].

Les Lettres Françaises, 14 octobre 1948. Le Salon de L’Automobile.

Moteur encore top secret au centre d’essai de la Ferté-Vidame

Quant au moteur – promis, juré – la firme aux chevrons en livrerait les secrets au prochain Salon de l’Automobile, celui de 1949. Des secrets bien gardés dans un cadre champêtre, à deux pas du château du duc de Saint-Simon à La Ferté-Vidame, commune d’Eure-et-Loir où, depuis 1938, Citroën abritait derrière douze kilomètres d’enceinte son centre d’essai. Ingénieurs et rouleurs s’affairaient aux derniers réglages.  Personne ne pouvait pénétrer dans le sanctuaire sans montrer patte blanche. Et précise Le Soir, le numéro de téléphone, qui ne figurait pas à l’annuaire, ne devait en aucun cas être communiqué par le service des renseignements.

Prototype Citroën, top secret… En essai sur la route.

Les rouleurs procédaient à des essais sur les trente-deux kilomètres du circuit fermé, mais aussi en condition réelle sur une boucle de soixante kilomètres passant par Longny-au-Perche, Sainte-Anne-du-Perche, et Verneuil-sur-Avre. C’est en rejoignant cette localité que, le 5 septembre 1949, un jeune pilote d’essai de 21 ans, le nommé Grammont, subit une attaque en règle. Il était tôt, la route était déserte. Ou presque. Car soudain, une puissante Traction Avant le doubla, freina et stoppa en travers de la route. Deux hommes en descendirent.

Le Soir, 7 septembre 1949.

5 septembre 1949 : la 2 chevaux attaquée

Conformément aux instructions qui interdisaient toute approche des prototypes, Grammont risqua une manœuvre sur le bas-côté, mais précipita la TPV dans le fossé. Les deux individus le sommèrent d’ouvrir le capot et comme le rouleur résistait, il fut roué de coups à l’estomac, au bas-ventre et à la tête. Selon Le Soir, quand il reprit connaissance, les bandits, penchés, auscultaient le moteur. Puis, très vite, ils s’engouffrèrent dans la Traction Avant avec en tête – et qui sait imprimées sur des pellicules – les caractéristiques techniques du fameux moteur. Grammont, salement contusionné, parvint malgré tout à regagner La Ferté-Vidame.  L’alerte fut donnée. C’était un mois avant l’ouverture du Salon.

En une de l’Eclaireur de l’ouest, 7 septembre 1949.

Espionnage industriel ou mise en scène ?

La presse et les gendarmes se perdirent en conjectures. Le 7 septembre, Le Soir émettait une hypothèse : « Las d’attaquer les fourgons postaux, le gang des tractions[4] travaillait-il maintenant pour le compte d’une vaste organisation d’espionnage industriel », au service de la concurrence ou de la presse spécialisée ? Le groupe Citroën se récria, assurant que depuis l’homologation du véhicule par les mines le 24 juin, le secret n’en était plus un puisque des modèles avaient même été confiés à des concessionnaires[5]

L’Humanité, 7 septembre 1949. Publicité à l’ américaine… Le titre du quotidien communiste, indissociable du contexte du Guerre froide…

Avait-on voulu alors s’assurer que la marque aux chevrons n’avait pas procédé à d’ultimes modifications aux fins de créer la surprise au Salon ?  A moins que, persifla L’Humanité, jamais tendre avec l’Oncle Sam, ce ne soit « une forme un peu brutale, mais efficace de publicité à l’américaine » ? Bref un coup monté. Cette attaque que d’aucuns qualifiaient de « fait divers le plus incroyable de l’année » ne fut, à notre connaissance, jamais élucidée.

La 2 chevaux de 1949 : incroyable succès d’une voiture…rudimentaire

La 2 chevaux de 1949 fut vendue 230 000 francs. C’était alors un modèle unique, rudimentaire : une seule couleur disponible (le gris), pas de serrure de portes (mais un dispositif d’antivol copié sur celui des bicyclettes…), le niveau de carburant ne pouvait être vérifié qu’avec une jauge à immersion et il n’y avait qu’un feu d’arrêt. Des modèles aujourd’hui « collector ». 

Son succès fut phénoménal. La production bondit de neuf-cents véhicules en 1949 à quinze mille en 1951[6]. Avec un peu plus de 5,1 millions d’exemplaires, le « TPV » Citroën fait partie des dix voitures françaises les plus vendues de l’histoire.

Notes

[1] En réalité, c’est même avant-guerre, dès 1936, que naît le projet TPV (Toute Petite Voiture) chez Citroën. Objectif : faire de l’automobile un produit courant, utile au travail du monde agricole et accessible aux classes populaires, à une époque où elle est encore considérée comme un objet de luxe.

[2] Notamment du stand Renault qui exposait la nouvelle version de la 4 chevaux présentée la première fois au Salon de l’Automobile de 1946.

[3] En ces temps de restriction d’essence, Citroën mettait en avant sa faible consommation, moins de cinq litres au cent kilomètre.

[4] Le gang des Traction Avant est une bande de malfaiteurs des années d’après-guerre spécialisée dans les attaques à main armée. Dirigée par Pierre Loutrel, dit Pierrot le Fou, elle commit ses méfaits de 1946 à 1947. Le dernier membre est arrêté en mai 1949.

[5] https://2cv-legende.com/2cv-series-speciales/2cv-a. Site indispensable sur la 2 chevaux.

[6] Au tout début, la production était loin de suivre la demande. Plusieurs années étaient nécessaires pour avoir un véhicule neuf.