16 février 1920, Chartres : la « bavure » de l’agent Ligneau.

Le 16 février, rue Porte-Drouaise, l’agent de sûreté Ligneau tue d’un coup de revolver Le Roy, comptable et syndicaliste à la Grande Fonderie Teisset-Brault.

Etablissement Teisset, Chartres. Coll. personnelle. DR.

L’hommage rendu au syndicaliste tué par l’agent de police

 Organe de la SFIO, L’Humanité exigea que « justice soit rendue et que le criminel soit frappé : toute autre issue du procès serait un scandale ». Les obsèques se déroulèrent le 23 février en présence de deux mille personnes en plus des délégations des syndicats du département. De la chapelle de l’hôpital, l’immense cortège se rendit au cimetière de Saint-Chéron. Le dernier hommage accompli, il regagna la ville-haute, se disloqua devant la mairie et la préfecture. Là, fusèrent des cris, réclamant que « justice soit rendue ».

Un procès-verbal qui tourne au drame

Agent de police, années 1920. DR.

Mais revenons aux faits : le 16 février, à 19 heures 15, l’agent Ligneau dressait un procès-verbal à un cycliste pour défaut de lanterne, infraction bénigne qui valait cependant au contrevenant – qui n’opposait aucune résistance – une volée de bois vert et un ferme maintien par la manche. La scène avait attiré l’attention des passants. Le Roy demanda ce qui se passait et comme Ligneau lui répondait : « De quoi vous mêlez-vous », Le Roy empoigna la bicyclette et lui jeta : « Tu vas voir de quoi je me mêle. »

 Pour écarter l’importun, le policier raconta qu’il avait voulu récupérer sa canne que Le Roy lui avait arrachée pour le frapper et, en état de « légitime défense », il avait alors fait feu à bout portant « sans intention de tuer », s’écriant : « Je ne veux pas me laisser faire ».

Le drôle de comportement de l’agent Ligneau

Extrait de l’interrogatoire de l’agent Laigneau. AD 28, 2 U 2 734.

Les dépositions des témoins établirent au contraire qu’il n’était nullement menacé et que très nerveux, l’esprit obscurci par l’alcool (il avait plusieurs verres à son actif), il avait tiré sans sommation. Pire, sans s’inquiéter du sort de sa victime atteinte à la gorge, il était retourné auprès du cycliste afin de compléter la contravention[1]… Le Roy fit quelques pas, bredouilla quelques mots, puis s’affaissa près de la porte du café Balloche. Quant à Ligneau, il avait conduit le contrevenant au commissariat menottes au poignet car l’insolent avait profité du chaos pour prendre la poudre d’escampette : à la contravention s’ajoutait cette fois le délit de fuite. Dans l’intervalle, Le Roy avait été transporté à l’hôpital. Il y expira dans la soirée.

L’entrée de l’hôpital de Chartres.www.perche-gouet.net DR.

Au procès, il concède avoir été « vif », mais….

Ligneau fut écroué le 28 février pour homicide involontaire. Au service de la police de Chartres depuis septembre 1919, cet ancien poilu, cité à l’ordre de son régiment le 15 octobre 1918, était bien noté, à cette nuance que, pris de boisson, il devenait violent. Au procès, il regretta d’avoir été « vif ». Mais se justifia : il croyait avoir arrêté avec le cycliste un membre d’une bande de dangereux trafiquants d’or sur laquelle il enquêtait et avait pensé que Le Roy, son complice, faisait diversion pour lui permettre de s’échapper. Le procureur eut beau jeu de prouver, témoins à l’appui, que « c’est volontairement avec une arme dangereuse à un mètre distance sans avoir au préalable tiré en l’air pour l’effrayer qu’il avait fait feu sur Leroy et donné la mort à ce dernier par gré ». Plus fâcheux : au commissariat, un policier l’entendit prononcer ces mots, faisant allusion à Le Roy blessé : « Il n’est pas mort ? C’est dommage, ça ferait une fripouille de moins. » La « fripouille » était un « charmant garçon » témoigna, très ému, le nommé Prud’homme, grand ami du décédé. Ce célibataire, âgé de 32 ans, était le seul soutien de sa mère[2].

Verdict : Ligneau libre. L’Humanité s’indigne.

L’Humanité, 7 juillet 1920.

Selon L’Humanité – seul journal national à couvrir le procès – le jury avait été choisi « avec un soin minutieux parmi les représentants de la réaction terrienne[3] », lesquels guidés par la peur et la haine exécraient « les idées avancées que professait la victime », socialiste et syndicaliste engagé en des années de fortes tensions sociales aiguisées par une forte inflation et par des grèves chez les cheminots et les mineurs en mai 1920. Le verdict de la cour d’assises de Chartres indigna le journal fondé par Jaurès : Ligneau devait certes acquitter 30 000 francs de dommages et intérêts à Mme Le Roy, mais il sortit libre.

[1] Archives départementales d’Eure-et-Loir, dossier d’assises, 2 U 2 734.

[2] Le Progrès, 18 juillet 1920.

[3] L’Humanité, 7 juillet 1920.