1915, Chartres : quand Paul devint Suzy

L’histoire de Paul Grappe, déserteur travesti, commence à Chartres en décembre 1914. Le retour au front après les permissions était difficile. Au sentiment du devoir se mêlait la crainte d’affronter à nouveau la mort. Certains désertèrent. Les cas étaient rares sans être exceptionnels, pas une semaine ne s’écoulait sans que les journaux ne signalent, sur Chartres, une désertion motivée par la peur, l’amour ou dans le cas de Paul Grappe, par l’injustice.

Paul, blessé au front ou mutilé ?

Déjà blessé et hospitalisé à Reims pour une blessure à la cuisse le 31 août 1914, le soldat Grappe avait été à nouveau blessé le 4 novembre 1915 à Andechy dans la Somme d’un éclat d’obus qui lui avait sectionné deux phalanges de l’index droit.  Cette blessure parut suspecte à ses supérieurs qui l’accusèrent de mutilation volontaire. Il dut aux témoignages de ses camarades de n’être pas fusillé et fut finalement disculpé.

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La caserne du 102e régiment d’infanterie. Source Cercle de recherches généalogiques du Perche-Gouët

Une blessé qui traîne sa blessure ?

Envoyé en convalescence dans son régiment du 102e d’infanterie à Chartres, dans l’actuel lycée Marceau, il y fut soigné et bénéficia des attentions de Louise, sa femme, qui lui envoyait des colis. Six mois passèrent. En avril, Paul prétendait qu’il lui était impossible de sortir un mouchoir de sa poche. Alors, tirer au fusil… Mais la guérison tardait tant que son capitaine, le soupçonnant de tirer au flan en empêchant la cicatrisation, lui aurait déclaré que « s’il se conduisait mal, il l’abattrait comme un chien[1] ».

Soldats à l’hôpital de Chartres; fonds Macé, Archives municipales de Chartres. DR.

Décision est prise : Déserter  et se travestir

Grappe, qui avait muri son affaire tout l’hiver, décida de prendre la poudre d’escampette et de rejoindre sa femme à Paris. Le 22 mai, il était déclaré déserteur.

Ainsi débuta son extraordinaire aventure car il lui fallait échapper aux recherches. Mais comment ?  Le poilu , avec l’accord de son épouse, fit disparaître sa moustache à coup d’électrolyse, modula sa voix dans les aigus, porta des boucles d’oreille , se travestit en femme et y prit goût. Pour les voisins, il était Suzanne Landgard, surnommée « la garçonne »,couturière à domicile pour une maison de bretelles[2] ; pour les habitués du Bois de Boulogne et les établissements de plaisir à Montmartre, il devint Suzy, prostituée qui aimait à la fois les hommes et les femmes.

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Paul et Suzy, Archives nationales, fonds Maurice Garçon. in « La garçonne et l’ assassin » Fabrice Virgili, Danièle Voldman, ed Payot, 2017. p. 81.

Paul est Suzy pendant dix ans

L’intrépide Suzanne s’adonna aussi au parachutisme. La mystification dura dix ans jusqu’à ce que la loi du 3 janvier 1925 amnistie les déserteurs. Suzanne qui ne risquait plus rien, accorda alors une interview au Petit Parisien le 5 février 1925.  « Et depuis lors, conclut le quotidien, Paul Grappe, redevenu homme vit en parfaite quiétude avec sa femme. » Le conte de fée ne dura qu’un temps. Suzy qui était redevenue Paul  sombra dans l’alcoolisme et la violence. La naissance d’un  petit garçon ne changea rien à ses démons.

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En une du Petit Parisien, 5 février 1925. DR.

Paul assassiné par sa femme

Le 21 juillet 1928, Paul, qui  désormais portait moustache, fut tué d’un coup de revolver par sa femme qu’il frappait quand il était ivre.  Elle craignait aussi pour son enfant, lequel mourut peu après le crime.

Le Matin, 20 janvier 1929.

À l’issue du procès en assises le 19 janvier 1929, l’épouse qui était défendue par Maurice Garçon, fut acquittée.

Sa plaidoirie s’acheva sur ses mots : « Il ne reste plus rien à cette femme, si ce n’est le souvenir d’un monstre et l’image adoré de son enfant mort. Ce n’est pas elle la coupable : c’est Paul grappe qui est l’assassin ».[3]

Se travestir en femme pour fuir les tranchées ne fut pas l’apanage de Paul Grappe. D’autres déserteurs furent démasqués, l’un d’eux seulement  la fin de la guerre, il était jusque-là une « munitionnette » sans histoire. Mais ces cas demeurent exceptionnels et le parcours de Paul Grappe qui démarra à Chartres, lui, est unique.

Notes

[1] Le Matin, 20 janvier 1929.

[2] Cité par Le Petit Parisien, 5 février 1925.

[3]  Le Matin; 20 janvier 1929.

En savoir plus :  La garçonne et l’assassin, Fabrice Virgili, Daniele Voldman, Petite biblio Payot, 2017. Nos années folles, un film d’André Téchiné, 2017