« De Dreyfus en Brierre ». La manchette s’affiche en une du Gaulois le 1er janvier 1902. Pour la presse nationaliste et d’extrême droite, l’Affaire Dreyfus a accouché d’une nouvelle affaire née d’un nouveau scandale.
Un rapprochement paradoxal
La rencontre entre Brierre et la plus célèbre des causes judiciaires de l’histoire de France est pour le moins paradoxale : qu’y a-t-il de commun entre le paysan d’un obscur village de Beauce du nom de Corancez et le polytechnicien de Mulhouse ; entre le père condamné pour l’assassinat de ses cinq enfants et le capitaine jugé coupable d’avoir trahi son pays au profit de l’Allemagne ?
Les dreyfusards : Même hantise de l’erreur judiciaire
D’abord, la hantise de l’erreur judiciaire. En décembre 1901, Brierre est envoyé à la guillotine par le jury chartrain malgré le manque de preuve, d’aveu, l’absence de mobile et de témoin direct. La Ligue des droits de l’Homme[1] s’émeut, lance une campagne de presse, demande la grâce présidentielle : autant de chiffons rouges agités au nez des antidreyfusards. Car pour ce camp, c’est répéter la manœuvre qui a conduit à la grâce du capitaine deux ans plus tôt grâce au même réseau de soutien, celui – selon la formule de L’Intransigeant – de « toutes les crapules du dreyfusisme[2] » : La Ligue des droits de l’homme, rebaptisée « Société des droits des assassins[3] », les Juifs et les « intellectuels ».
Les antidreyfusards : La justice encore en accusation
Tous les défenseurs de Brierre recyclent les artifices inventés pour la cause de Dreyfus et « la comédie qui s’est déroulée en faveur du saint de l’île du Diable recommence avec les mêmes ficelles en faveur du martyr de Chartres[4] », ironise Le Gaulois. Des ficelles ?
La première revient à instiller la suspicion sur l’intégrité des juges. Le président de la cour d’assise n’a-t-il pas été jugé très partial à l’endroit de Brierre ? Les institutions judiciaires sont donc menacées. Il ne s’agit plus cette fois, comme pour Dreyfus, d’une remise en cause des seules institutions militaires, mais d’une gangrène qui gagne le cœur même de la justice civile et dont l’affaire Brierre serait à la fois l’illustration et l’accélérateur. Or, les conditions du procès Brierre « ont été celles de la plupart des procès criminels[5] ». Monter en épingle ses petits dysfonctionnements revient à poursuivre le travail de sabotage, entamé avec l’affaire Dreyfus, contre l’institution judiciaire, pilier de l’État.
Les antidreyfusards : les mêmes « gogos du sentiment »
La seconde « ficelle » est de faire appel aux gogos du sentiment. Les échanges épistolaires émouvants entre Brierre et sa fille, publiés par la presse populaire et lus par des millions de lecteurs, ont pour objectif caché d’humaniser le pire des criminels. Les antidreyfusards s’étranglent : Voilà encore un procédé dont les soutiens de Dreyfus avaient usé en rassemblant les lettres adressées à sa femme dans un livre intitulé Les lettres d’un innocent.
Les antidreyfusards : « le triomphe du traitre et de l’assassin »
« Nous voyons après le triomphe du traître poindre le triomphe de l’assassin[6] ! », pronostique Le gaulois le 1er janvier 1902. Le président Loubet accorde la grâce à Brierre en février 1902. « Avec la grâce de Dreyfus, Loubet s’est enfoncé dans la honte jusqu’aux épaules. Avec celle de Brierre, il a plongé dans le sang jusqu’au cou », s’indigne Henri Rochefort dans l’Intransigeant[7].
Brierre : retour en France après la Guyane ?
Quand en janvier 1903, le forçat Brierre est débarqué en Guyane, c’est aux îles du Salut. Précisément à l’île Royale, à quelques coups de rame de l’île du Diable où Dreyfus avait, entre 1895 et 1899, purgé quatre années de détention. Mais pour le condamné, la grâce n’est qu’une étape vers la réhabilitation et le retour en France. C’est précisément la crainte des antidreyfusards. « Après une nouvelle campagne, prévoit Le Journal de Chartres, « on obtiendra que l’assassin de Corancez soit, comme Dreyfus, rendu à la liberté[8] ».
L’exploitation politique des antidreyfusards fait pschitt
Mais le petit paysan de Corancez meurt le 28 mars 1910 au bagne alors que sourdent des rumeurs – fausses – d’un nouveau procès. Contrairement à Dreyfus, il n’a jamais été réhabilité. Il n’en a même jamais été question.
Du point de vue historique, l’intérêt de l’affaire Brierre est, d’une part, de présenter l’exploitation politique d’un dossier criminel (ce qui est, somme toute, banal) et, d’autre part, de montrer comment l’idéologie à l’œuvre dans l’affaire Dreyfus a été réinvesti à la faveur des affaires criminelles[9] (ce qui l’est moins).
[1] Créée en 1898 dans le contexte de l’Affaire Dreyfus,
[2] L’Intransigeant, 31 décembre 1902.
[3] L’Intransigeant, 2 février 1902 et 8 novembre 1902.
[4] Le Gaulois, 1er janvier 1902. Éditorial de Maurice Talmeyr.
[5] Tome 6, année 1902 janvier-juin, p 178-182. Un journaliste du Soleil écrit : « Je n’ai jamais mieux mesuré les ravages produits par la crise dreyfusienne qu’en lisant la lettre où un lecteur me reproche cette monstruosité d’avoir considéré la condamnation de Brierre comme une preuve de sa culpabilité ». Extrait reproduit dans L’Autorité, 29 décembre 1901.
[6] Le Gaulois, 1er janvier 1902. Éditorial de Maurice Talmeyr.
[7] L’Intransigeant, 5 et 6 février 1902. Éditoriaux de Rochefort dont des extraits sont cités par Le Matin, Le Gaulois et Le Journal de Chartres.
[8] Le Journal de Chartres, 4 février 1902.
[9] Il est au moins un autre cas d’affaire criminelle examinée à la lumière de l’affaire Dreyfus : l’affaire du syndicaliste Durand au Havre en 1910 condamné à mort – puis gracié – pour un crime qu’il n’avait pas commis. À ce sujet, Marc Hédrich, L’affaire Jules Durand, Quand l’erreur judiciaire devient un crime, Michalon Eds, 2020.