Le 27 juillet 1894, Deschanel, député d’Eure-et-Loir et Clemenceau portent leur différend sur le pré : il y aura un duel. Le premier est un républicain modéré, figure montante de l’Assemblée ; le second, ténor des radicaux, ressasse sa défaite aux élections législatives d’août 1893. Que s’est-il passé ?
25 juillet 1894 : Deschanel étrille Clemenceau
Dans la séance législative du 25 juillet, Deschanel avait étrillé au vitriol les agissements de Clémenceau. Tout y était passé : accusation « d’avoir été mêlé aux pires désastres de notre politique extérieure », d’avoir favorisé la livraison de « l’Egypte à l’Anglais » et plus que tout, d’avoir trempé dans le scandale de Panama. Son journal La Justice, « sans abonnés, sans lecteurs, sans annonces[1] » aurait vécu grâce aux largesses de banquiers impliqués dans cette affaire, laquelle avait fait tanguer la République[2].
Au milieu des vivats de la droite, Deschanel acheva sa diatribe en conspuant « la bassesse des hommes publics qui font de leur mandat, de leurs fonctions, de leurs honneurs, un instrument de lucre et de fortune personnelle ! Je ne connais rien de plus abject[3] ». La salve fut d’autant plus mal reçue que, battu aux dernières élections législatives et donc absent de l’Assemblée, l’intéressé était dans l’incapacité de répondre à l’attaque.
26 juillet, la riposte de Clemenceau
Alors la riposte passa le lendemain par le truchement d’un article dans son journal La Justice. Le futur « Tigre » sortit les griffes : « Un jeune drôle, du nom de Paul Deschanel, s’est permis de baver sur moi hier à la Chambre. Ce polisson (…) profère à l’égard de La Justice des allégations qu’il sait mensongères. Ce n’est pas tout. Il a mis en cause la politique extérieure que j’ai suivie pendant vingt ans, avec l’approbation de tout mon parti, et il a honteusement insinué que je servais un intérêt étranger. Il a osé répondre à M. Pelletan qu’il m’avait dit ces choses en face[4]. M. Paul Deschanel est un lâche. M. Paul Deschanel a menti. »
Réponse du « polisson »
À l’affront – « le polisson » a 39 ans – le député d’Eure-et-Loir répondit par l’injonction : retrait de l’article ou « réparation par les armes ». Clemenceau refusa tout net de se déjuger. Le duel était donc inévitable. Le choix se porta sur l’épée. Résolution audacieuse car Deschanel était aussi brillant orateur que piètre bretteur, tout le contraire de Clemenceau dont le palmarès affichait déjà une dizaine de duels[5].
Dans la soirée, les témoins des deux hommes acceptèrent la proposition du comte Cornudet, député de la Creuse, qui mettait sa propriété, située rue de Sèvres, à Boulogne, à la disposition des duellistes. Le lendemain, à 10 heures moins le quart, Deschanel et Clemenceau arrivaient sur les lieux dans leur landau respectif. Depuis une heure déjà, l’un des jardiniers du Comte Cornudet préparait la place où devaient se dérouler les assauts. C’était une allée couverte, assez large, longée par un petit étang. Bref, un cadre champêtre à la hauteur de l’évènement.
Le duel Deschanel Clemenceau.
À 10 heures, après les usages – mesure de l’épée, tirage au sort des places et des lames – le combat s’engage dès le commandement de M. Ranc, député de la Seine. « Allez Messieurs ! »
« Aussitôt, rapporte La Patrie, M. Clemenceau charge son adversaire, qui rompt en allongeant le bras. M. Clemenceau redouble ses battements, précipite son attaque et, devant l’épée toujours tendue de M. Deschanel, essaie en vain de l’atteindre. Le premier engagement se termine sans résultat. À la deuxième reprise, le même jeu recommence, — M. Clemenceau chargeant toujours, se découvrant imprudemment jusqu’au moment où M. Deschanel est atteint[6] ». Touché à la partie supérieure droite du visage, le blessé demande en vain à continuer le combat : la règle stipule que le duel doit être arrêté au premier sang[7].
Le duel, expression virile de l’élite
La blessure reçue par Deschanel n’intéresse aucun organe essentiel. La pointe de l’épée a glissé sur l’os frontal, déterminant une simple balafre de trois centimètres. D’ailleurs, quand un journaliste s’enquiert des nouvelles du député d’Eure-et-Loir, on lui fait savoir qu’il déjeune en compagnie de ses amis. De fait, dans la majorité des cas, il est peu de blessures graves, encore moins de morts. Seuls, 3% des duels conduisent au tombeau[8].
Deschanel- Clemenceau : le duel implique des hommes politiques de premier plan. Mais mondains, écrivains – Proust par exemple – journalistes, artistes et officiers y recourent. On en recense près de deux-cents par an[9]. Expression virile de l’honneur bafoué, il concerne avant tout des personnalités publiques dont les vertus sont ainsi célébrées par une presse en plein essor et avide de sensationnel. Le dernier duel eut lieu en 1967…
Le « polisson » vengé… 25 ans plus tard
La vengeance est un plat qui se mange froid… Deschanel, « le polisson » et « le jeune drôle » moqué par Clemenceau en 1895 tint sa revanche en 1920. Alors que « Le père la victoire », auréolé par son rôle pendant la Grande Guerre, était le favori pour la Présidence de la République, Deschanel, en embuscade, lui ravit la magistrature suprême[10]….
Notes
[1] L’Écho de Paris 28 juillet 1894
[2] Cette affaire de corruption qui éclate en 1892 impliqua des industriels, des journalistes et des hommes politiques français. Surnommés les « chéquards », ils recevaient de l’argent de Lesseps pour favoriser la promulgation d’une loi sur mesure qui devait permettre l’émission d’un emprunt pour la poursuite des travaux.
[3] Journal La France 27 juillet 1894. Clemenceau ne fut pas inquiété par la justice, mais ses liens douteux lui coutèrent sa réélection à la Chambre des députés.
[4] Clemenceau a la mémoire qui flanche. Le 16 février 1893, il était encore député. Or, le compte-rendu de la cette journée à l’Assemblée prouve que Deschanel s’était adressé à lui en des termes quasi identiques.
[5] Il manie aussi bien l’épée que le pistolet. Le dernier contre Déroulède en janvier 1893 avait eu lieu au pistolet
[6] La Patrie, 28 juillet 1895.
[7] Le règlement a été écrit par le comte de Chatauvillard, dans son Essai sur le duel, paru chez Bohaire à Paris en 1836.
[8] On considère implicitement que le duel relève d’un contrat privé passé entre deux hommes, régi par des règles précises. De telle sorte que la justice intervient très rarement.
[9] Chiffre en baisse de moitié par rapport à la première moitié du siècle. A la fin du xixe siècle, le duel est, à l’exception de l’Italie, une spécificité française.
[10] A ce sujet, le film sorti en septembre 2022, « Le Tigre et le président » de Jean-Marc Peyrefitte avec Jacques Gamblin et André Dussollier.