Claire Pauline Filleul est née, rue Saint Hilaire à Nogent-le-Rotrou le 18 mars 1822. Elle est décédée à Paris le 7 aout 1878.
Artiste peintre spécialiste de portrait et de natures mortes, elle est aussi l’auteure de récits de voyages et de contes pour enfants. A sa palette, elle ajoute la retranscription des légendes percheronnes qui l’ont émerveillée, enfant. Telle celle des exploits de Gargantua dans le Perche : « J’ai entendu conter vers 1870 cette histoire de Gargantua. J’étais bien jeune lorsque Mme Drouin, déjà âgée qui venait en journée chez mes parents la disait en répétant toujours presque textuellement les mêmes mots ». Qui n’étaient pas forcément ceux de Rabelais…
Gargantua, un gros bébé…
« A sa naissance, Gargantua était d’un poids si respectable qu’il fallut quatre géants pour le porter. Jamais on n’avait vu pareil enfant : sa tête était aussi grosse qu’un tonneau, ses fesses étaient comme des meulons de paille et son corps comme la tourelle d’un moulin à vent […] Douze nourrices géantes lui donnaient à téter, mais l’enfant mourait de faim et ne cessait le cri. Sa mère lui en redonna trois autres douzaines. Mais notre Gargantua était d’une si grande vie que ce supplément ne lui suffisait pas encore ; les pauvres nourrices n’avaient plus que la peau et les os et le nourrisson dépérissait chaque jour. – Qu’on lui fasse de la bouillie, dit son père, c’est un goulu insatiable que ce garçon-là ! ». Et il fut demandé de la farine à tous les moulins de l’Huisne et de la Sarthe.
Gargantua affamée, nourrice avalée !
Chaque matin les porteurs de mônée arrivaient avec leurs mulets chargés. Tous les domestiques n’étaient occupés qu’à préparer cette bouillie que l’on faisait cuire à grandes chaudronnées. Et on la lui faisait manger avec une pelle comme celles qu’on emploie pour remuer les pommes. Mais voilà qu’un jour les porteurs de mônée oublièrent d’apporter la farine. Gargantua jetait de beaux cris, et la première nourrice qui vint pour le faire téter, il s’élança dessus et l’avala tout brondi. On cherchait partout la pauvre nourrice ; mais on ne la trouvait point. Ce n’est que le lendemain matin qu’on eut de ses nouvelles et dans quel endroit, je vous le demande. Gargantua en s’éveillant s’était mis sur le pot et voilà qu’on entend barboter là-dedans ; on regarde avec une échelle. C’était cette pauvre nourrice qui nageait tout au fond. Vite on la repêcha ; on lui fit prendre un bain et changer de vêtements et on lui servit une bonne goutte pour lui remettre le cœur. Elle en avait grand besoin.
Gargantua en robe : tissus de Beauce et du Perche
Gargantua parla au bout d’un an et douze jours ; il avait commencé à démarcher à dix mois ; on résolut alors de le mettre en robe. Pour lui faire cette robe, il ne fallut pas moins d’une charretée complète de draps qu’avaient fourni tous les marchands de Chartres. Mais tout cela ne suffisait pas, il fallut en prendre chez ceux de Mortagne et de Nogent. Quarante-six couturières furent employées pendant deux semaines.
L’élève, le maître et le pet
Gargantua ne montrait guère de dispositions pour l’étude ; il était plus souvent à jouer qu’à travailler et il n’y avait point d’école capable de le recevoir. Son père se vit obligé de lui donner un maître pour lui tout seul. Le pauvre magister en vit de dures avec son élève. Pour le réprimander, il voulut commencer par lui donner une bonne fouettée ; mais au moment où il lui rabattait sa culotte, mon Gargantua fait un pet si formidable que le pauvre maitre d’école en est renversé d’un coup, comme sous la poussée d’une tempête. Il en demeura, par la suite, sourd comme un pot. Si bien que l’élève, au lieu de réciter ses leçons, répondait des fadaises et le maitre n’y entendait goutte[1].
Cruel appétit
Gargantua grandissait chaque jour davantage. Il devint bientôt si haut qu’il n’aurait pas eu de peine à enjamber les clochers de Chartres s’il les avait rencontrés sur son passage. A son repas, il lui fallait dix-neuf bœufs, vingt-huit moutons, dix-sept pourceaux et deux-cents poulets. Il buvait dix pipes de cidre et une demi-barrique d’eau de vie pour se faire la digestion.
Il était fort délicat. Si une sauce était tournée les pauvres cuisiniers en voyaient de rudes. Un jour le ragout sentait le brûlé. Il arrive comme un furibond à la cuisine et lance quatre cuisiniers dans le feu et s’armant d’une longue broche, il embroche quatre douzaines de marmitons[2]. Ce fut un sauve-qui-peut général. La mère de Gargantua lui en fait le plus vif reproche. Gargantua aimait sa mère. Il eut honte même de ce qu’il venait de faire et se mit à fondre en larmes. Ça allait être bien autre chose : les cuisiniers faillirent être tous noyés sous ce déluge de pleurs et en se sauvèrent qu’à grand’ peine.
Gargantua, son château, ouvriers du Perche et de Beauce
A compter ce jour, Gargantua devint raisonnable et réfléchi. Lorsqu’il eut vingt ans, il voulut se faire construire un château. Il fit mander des ouvriers. Il en vint de Beauce, il en vint du Perche, il en vint de tous les pays du monde. Ils amenaient avec eux dix mille chevaux attelés de charrettes et ils se mirent aussitôt à l’œuvre. Partout régnait une activité fébrile. Mais Gargantua qui trouvait que la besogne n’avançait pas voulut y mettre la main. Il s’était fait faire un énorme marteau qui pesait huit cents livres, des tenailles de cent pieds de long et une truelle sous laquelle cinquante hommes pouvaient se mettre à l’abri de la pluie. Son château fut construit en six mois. Il était si haut, si haut que jamais les gens du pays n’ont pu connaître sa hauteur. La toiture atteignait aux nuages. Tous les géants des alentours accourraient voir cette merveille.
Cuisine pour appétit gargantuesque
Gargantua n’avait surtout point oublié d’aménager sa cuisine. Elle était aussi grande et aussi spacieuse que le dedans d’une cathédrale. Quinze mille marmitons et autant de cuisiniers s’y agitaient comme des fourmis. Il s’en échappait une suave odeur de rôti et de ragoûts délicieux que l’on sentait à plus de deux lieues à la ronde. Par malheur, une si bonne cuisine devint funeste à Gargantua. Il mangeait de si bon appétit qu’il ne tarda pas à engraisser, tant et si bien qu’il ne pouvait plus remuer bras et jambes. Il demeurait tout le jour couché et comme il n’avait même plus la force de manger, on lui entonnait toute cette victuaille par un entonnoir.
Morale de l’histoire : Gargantua puni…
Bientôt le pays ne put plus lui fournir sa pitance habituelle. Il n’y avait plus de bétail dans les étables ; les énormes troupeaux de bœufs et de moutons de jadis n’étaient plus que de minuscules troupets. Gargantua maigrissait, mais son appétit avait peine à se soumettre à ce jeûne forcé. Il mit à la broche tous ses serviteurs et les dévora jusqu’au dernier. Et lorsqu’il n’eut plus rien à se mettre sous la dent et personne pour le servir, il mourut de faim et ce fut bien fait. »
L’histoire de Gargantua, ici rapportée, est une adaptation très libre du roman de Rabelais écrit en 1534. Du géant, elle a essentiellement retenu son insatiable appétit. L’épisode de sa mort qui suit la ruine du pays a été inventé[3]. Car Rabelais avait laissé Gargantua bien en vie et bien en chair après sa victoire contre Picrochole[4]. La mort de Gargantua telle qu’elle est rapportée par Clara Filleul-Pétigny et la morale qui en découle puise peut-être ses éléments dans les souvenirs des excès commis par les puissants envers les populations. Les vilains seigneurs doivent être punis.
On dit que Gargantua est à l’origine du mot » Beauce ». Mais ceci est en autre histoire… que n’a point contée la Percheronne Claire Filleul Pétigny. Alors que Gargantua chevauche vers Paris afin d’y parfaire son éducation, il rencontre au-delà d’Orléans une vaste forêt. Écoutons Rabelais, cette fois dans le texte :
« Celle-ci était horriblement riche et féconde en mouches à bœufs et en frelons, si bien que c’était un vrai coupe-gorge pour les pauvres bêtes de somme, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua eut la revanche de tous les outrages qui y avaient été commis sur les bêtes de son espèce […]. Car dès qu’ils eurent pénétré dans la forêt en question et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue et dans l’escarmouche les émoucha si bien qu’elle en abattit toute la futaie […] elle abattait les troncs comme un faucheur abat les herbes, de telle sorte que depuis il n’y eut plus ni bois ni frelons, et que tout le pays fut transformé en champs. Ce que voyant, Gargantua y prit un bien grand plaisir et, sans davantage s’en vanter, dit à ses gens : je trouve beau ce. C’est pourquoi, depuis lors, on appelle ce pays la Beauce. »
« Beau ce »… Selon l’essayiste Alain Roger, Rabelais aurait exprimé par la voix de Gargantua l’une des premières émotions littéraires sur l’esthétique d’un paysage, notion dont l’apparition, au xvie siècle, est contemporaine de l’écrivain[5]. À moins que ce jeu de mot ne soit qu’une facétie de l’auteur à l’endroit du plat pays : à cette époque – déjà – les locutions populaires moquaient la monotonie du paysage beauceron…
Notes
[1] Ensuite, Gargantua deviendra excellent dans tous les arts, toutes les activités physiques, scientifiques et intellectuelles.
[2] Dans le roman de Rabelais, il avale par inadvertance des pèlerins qui étaient masqués dans une salade de son jardin. Ceux-ci sauvent leur vie en restant accrochés à ses dents. Gargantua les délivre avec un cure-dent.
[3] D’autres légendes évoquent la mort de Gargantua. L’un d’elle raconte qu’il serait mort en avalant la Saône… La mort de Gargantua telle qu’elle est rapportée par Clara Filleul puise peut-être ses éléments dans les souvenirs des excès commis par les puissants envers les populations.
[4] D’autres légendes évoquent la mort de Gargantua. L’un d’elles raconte qu’il serait mort en avalant la Saône.
[5] Court traité du paysage, Gallimard, 1997, p. 19-20.