Le 4 décembre 1850 Le petit Bachelet est accusé d’avoir tenté d’incendier la filature de Lisle, propriété des Waddington, sise à Saint-Rémy-sur-Avre (28). Son porte-plume a été retrouvé dans le panier auquel il reconnait avoir mis le feu. Mais sa version fluctue dès le surlendemain. Pour l’instruction, sa cause est entendue : il est coupable. Ce dossier d’assise éclaire de façon saisissante les conditions de vie d’un garçon de 13 ans, principal objet de cette chronique.
L’école avant le travail en usine
D’après sa mère, le petit Bachelet travaille à la filature depuis « quatre ou cinq ans », c’est-à-dire depuis l’âge de huit ans. En principe, de 8 à 9 heures, sa journée commence à l’école de l’entreprise[1], ouverte tout récemment, le 21 octobre 1850. Il est censé y apprendre les rudiments de la lecture et de l’écriture. Bachelet avait affirmé au juge qu’il formait des lettres avec son porte-plume « tous les matins avant l’ouverture de la classe ». Il est contredit par son maître. D’abord, ce dernier relève les nombreuses absences de cet élève jugé toutefois « doux et docile ». Surtout, il l’estime incapable de tenir la plume puisqu’il s’exerçait uniquement sur une ardoise avec une craie.
Encore un mensonge, interpréta l’instruction ; il s’agissait peut-être et seulement d’un enfant qui rêvait d’écrire.
12 heures de travail par jour
Après l’école, du lundi au samedi, de 10 heures à 23 heures, le jeune rattacheur est en poste auprès de son fileur. Treize heures de présence, soumis à la pression des « grands », au milieu du bruit et de la poussière, entrecoupées d’une pause pour dîner de 14 à 15 heures. La loi de 1841 qui limite à huit heures le travail des enfants de moins de douze ans ne le concerne plus. Mais les Waddington peinaient à la respecter et il est plus que probable que le petit Bachelet ait subi ces horaires éprouvants. En atteste, en janvier 1851, le rapport du sous-préfet de Dreux : « Les enfants travaillent douze heures entières ainsi que les hommes[2] ». Il confirme ainsi les conclusions d’un rapport de la commission d’inspection du travail de 1845. En revanche, conformément à la loi, âgé de moins de 16 ans, Bachelet ne travaille ni de nuit, ni le dimanche.
Quitter l’usine à 23 heures
Quand la journée de travail s’achève à 23 heures, il rentre chez lui au Plessis avec ses camarades. La vingtaine de minutes du trajet s’étire parfois au gré des humeurs. Un marchand de vin se souvient qu’en mars 1850, les enfants sont venus consommer « un litre de vin, un verre d’eau de vie et une livre de pain ». Le plus dévergondé est le rattacheur Pelletier qui à douze ans « boit comme un homme, fume et prise » tout en jurant « au nom de Dieu quand sa pipe s’éteint ». De temps en temps, les maitres fileurs mènent leurs rattacheurs « au cabaret lorsqu’ils sont contents de leur travail ».
Les retours sont aussi ponctués de disputes. À un rattacheur qui le bat, Bachelet promet de tout rapporter « à son papa ». Coïncidence ? Le mardi qui précéda sa tentative d’incendie, il lui avait dit père « qu’il faudrait qu’il vienne au-devant de moi » car il y a « le petit Cordier qui nous attend à la sortie de la fabrique…. Il m’a donné un coup de poing qui me fait encore mal ».
Couché à minuit
Vers 23 heures 30, il arrive au seuil de sa maison. Alors, raconte sa mère au juge, « il frappe à la porte. Si elle n’est pas fermée au verrou, nous lui disons d’entrer, si elle l’est et c’est le plus ordinaire, son père se lève et va lui ouvrir. Il entre, on lui allume la chandelle, on lui donne sa soupe, il la mange, je le fais coucher, je le couvre, j’éteins sa lumière et je me recouche ». Mots d’une maman envers un enfant : « Je le couvre » … Il est alors près de minuit. Et c’est ainsi chaque jour, à l’exception du dimanche où il peut jouer, voir ses amis en dehors des heures qu’il faut distraire pour le catéchisme, la messe et les Vêpres…
Ses mobiles : « J’étais ennuyé de mon travail »
Face au juge, le petit Bachelet est formel. Il a agi seul et n’a rien confié à ses camarades de son funeste projet qu’il nourrissait depuis deux mois. « Quand j’ai quelque chose dans la tête, il faut que cela se fasse ». Au magistrat qui le questionne sur ses mobiles, il répond : « J’étais ennuyé de mon travail qui, commençant chaque jour à 10 heures du matin, ne finissait qu’à 11 heures du soir ; je voulais anéantir la fabrique pour ne plus être obligé d’aller y travailler. J’espérais que mon père m’enverrait alors chez une de ses sœurs qui demeure à la campagne et qui avait demandé à m’avoir chez elle… pour y garder des moutons ». Une déclaration qui, selon l’instruction « porte le cachet de la vérité ».
La version des parents
Mais les parents tombent des nues : jamais leur fils, contrairement à ce qu’il prétend, n’a formulé devant eux un tel vœu. « En disant cela, il ment », conclut le père qui argumente même en sens inverse : « Il avait toujours le cœur à l’ouvrage et la crainte de ne pas être exact à l’heure indiquée l’occupait beaucoup. »
En revanche, il confirme que sa sœur de La Framboisière, près de Senonches, « lui avait demandé son fils en 1847 quand le pain était dur[3] » et qu’elle avait renouvelé sa proposition en 1849, promettant de l’élever comme son propre fils. « J’ai refusé car je tiens à mes enfants ». Il n’est pas douteux qu’à la fibre paternelle se soit combiné l’intérêt de la famille, celle de pauvres journaliers pour lesquels le salaire de leur garçon était un appoint. Le sachant ou le devinant, l’enfant de 13 ans n’avait pas exprimé clairement son souhait de vivre chez sa tante pour y « garder les moutons ». Le seul indice visible de son mal-être tenait à sa peur d’être battu par ses camarades sur le chemin du retour à 23 heures.
11 mars 1851 : aux assises, la question du discernement.
Le petit Bachelet comparait sur le banc de la cour d’assises de Chartres le 11 mars 1851. Le Constitutionnel en dresse un portrait à charge[4]. « En songeant à son âge, on se demande quelle étrange et précoce perversité a pu le porter à un pareil crime. » D’autant que le milieu familial est sans reproche. Le défenseur, à côté duquel son père est assis, fournit « sur la moralité de cette famille, lecture des certificats les plus honorables ».
La question centrale est celle de la conscience que le petit Bachelet aurait eu de son acre criminel. Oui, répondent l’accusation ainsi que Le Constitutionnel : « Il a conçu et exécuté le but qu’il poursuivait. Les mensonges et les ruses de ses déclarations premières ne permettent pas de croire qu’il ait agit sans discernement. »
Quel verdict ?
Promettant de dire toute la vérité, Bachelet reconnait reconnaît avoir arrangé le panier et y avoir mis le feu ; seulement il revient sur ses premières déclarations, soutient qu’il voulait seulement brûler les balayures pour ne pas être corrigé, ce qui arrivait quand elles n’étaient pas rangées. Malgré les observations du président qui lui fait voir l’invraisemblance de cette déclaration, le jeune accusé persiste dans cette nouvelle version.
Si Bachelet est déclaré coupable, le jury répond « non » sur la question du discernement. Il évite ainsi la prison dont son avocat avait souligné les dangers, mais écope de trois ans en maison de correction. Cette relative clémence peut s’expliquer par le brio de la défense, mais aussi par la déclaration de Frédéric Waddington, toute en modération, pour qui le geste de son rattacheur « fait en plein jour, au milieu des ouvriers, ne pouvait avoir de suites bien graves ».
Frédéric Waddington, un « bon père » pour ses ouvriers
Le dimanche 31 novembre, l’industriel reçoit des mains du général Lebreton la Croix de la Légion d’Honneur. Un banquet de neuf cents personnes suit, rassemblant direction et ouvriers. Frédéric Waddington entendait ainsi remercier son personnel de la pétition « spontanée » adressée au président de la République[5]. Rapportée, l’œil humide, par Le Journal de Chartres[6], elle demandait pour leur patron – « leur bon père » – l’illustre hochet en raison de « ses bontés infinies et de ses sacrifices sans nombre ».
Ce qu’est devenu le petit Bachelet
Le petit Bachelet n’était pas de la fête. Son nom n’apparaît pas sur le recensement de septembre 1851, mais il est cité dans celui de 1856. Ses années de correction purgées, il a donc réintégré le domicile familial. Le 6 novembre 1859, il épouse Désirée Cintrat, une jeune fille de 17 ans. Les trois actes de l’état-civil de Saint-Rémy-sur-Avre qui le concernent – mariage et actes de naissance de ses deux enfants – le désignent comme journalier. Mais un journalier lettré, certes maladroit. Bachelet qui ignorait l’usage de la plume en 1850 avait appris à écrire en maison de correction : sa signature apparait sur chacun des trois actes. Le « petit » Bachelet est mort le 15 mai 1881 à 41 ans, au Plessis, hameau de Saint-Rémy-sur-Avre.
Notes
[1] Selon la loi de 1841, tout enfant de moins de douze ans admis à travailler dans une manufacture est tenu de suivre une scolarité jusqu’à ses douze ans.
[2] Geneviève Dufresne-Seurre, Les Waddington, une dynastie de cotonniers en Eure-et-Loir, SAEL, 2011, p. 179.
[3] Les prix avaient beaucoup augmenté. « Providence » de leur personnel, les Waddington avaient fait distribuer gratuitement des soupes et proposé des aliments à prix modiques. A ce sujet, la relation du Journal de Chartres, 21 mars 1847.
[4] Le Constitutionnel, 18 mars 1851.
[5] Compte tenu des tensions entre les ouvriers et la direction depuis 1848, la « spontanéité » est plus que douteuse. Selon Le Journal de Chartres, l’idée avait été recommandée aux ouvriers « sûrs » par le Général Lebreton, député d’Eure-et-Loir et fervent bonapartiste.
[6] 23 novembre 1851.