Mourir d’aimer : les amants de Marboué

« S’aimant d’une amitié sincère »

« Approchez-vous, pères et mères,
Venez entendre la leçon
D’une fille et d’un garçon
S’aimant d’une amitié sincère;
La dureté de leurs parens
Leur donne mille tourmens[1]. »

Ainsi commence la complainte des amants de Marboué. Elle fut composée après le drame qui se noua le 13 mai 1836 dans ce village, situé à cinq kilomètres de Châteaudun. Agés de 26 et 24 ans, Constant Guillon et Rosalie Bernard « s’aimaient tendrement ». Seulement, l’assentiment de leurs parents était une condition sine qua non au mariage projeté.

Mourir d'aimer : les amants de Marboué.

Début de la complainte. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 J 1542.

Mais d’un milieu social différent

Dans un milieu rural marqué par l’entre-soi, il fallait, pour « corder », être du même milieu social[2]. Encore « garçon-charretier », Constant était cependant issu d’une famille de « laboureur ». Sa sœur s’était mariée en janvier 1826 au fils du garde particulier d’un riche propriétaire de Saint-Denis-les-Ponts[3]. Sur le registre, témoins et mariés avaient signé de leur nom aux lettres bien calligraphiées.

Bien plus modeste était la famille de Rosalie. Son père, illettré, était déclaré journalier à son décès en 1827. Sa mère l’avait suivi dans la tombe le 21 décembre 1831. La jeune fille connaissait la dure condition de « servante ». La mère de Constant vit dans l’union une mésalliance. Désespérée et « égarée par la passion[4] », Rosalie quitta la maison où elle servait. À cette orpheline privée de ressources, sa famille trouva un « parti ». D’après Marcel-Robillard, les bans avaient été publiés et la cérémonie fixée au 17 mai 1836[5].

Ce que préparent les amants de Marboué, jeudi 12 mai 1836.

Malgré tout, les deux amoureux continuaient d’entretenir des liens et le jeudi 12 mai, ils auraient tenté de fléchir une dernière fois la mère Guillon. Sa réponse sans appel est rapportée par la complainte.

« La mère en voyant cette fille
Aussitôt répond à son enfant
Je n’y consens aucunement
Pour déshonorer la famille
Le garçon répond en pleurant
Demain le déshonneur sera plus grand

Séduction milieu rural Beauce 19e siècle

Deux amoureux sous le regard de l’autre. La séduction se fait dans un milieu d’interconnaissance. Verre peint décorant une « chibernique » de café ( vers 1850). Cahier d’illustration du volume XI du Folklore de la Beauce de Marcel-Robillard, Ed. Maisonneuve et Larose, 1976.

Alors, dans la soirée, les deux jeunes gens se rendent à Châteaudun. Constant y achète de l’encre et du papier afin de signifier leurs dernières volontés ainsi qu’une alliance qu’il passe au doigt de sa « bonne amie ». Une fois les lettres écrites, « ils se sont mis à souper ». Puis au matin du vendredi 13 mai, ils se dirigent vers le Loir, vers la rivière. 

« Finir la vie qui les accable », vendredi 13 mai 1836

Ces deux amans misérables
Désespérés de ces raisons,
Près de la rivière ils s’en vont
Finir la vie qui les accable ;
Ensemble ils s’étaient bien liés,
A l’eau ils se sont jetés

Mourir d'aimer ; les amants de Marboué

Présentation de la complainte. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 J 1542.

La relation de la complainte – sujet à caution – est cette fois confirmé par les articles du journal Le Glaneur du 26 mai 1836 : « Le vendredi 13 mai dernier, des ouvriers se rendant de bonne heure à leurs travaux aperçurent sur les bords du Loir une casquette et un bonnet de femme. Après s’en être rapprochés, ils remarquèrent une lettre et l’idée d’un suicide les engagea à prendre lecture ».

Les derniers mots des amants de Marboué

Dans cette lettre, continue Le Glaneur, « un jeune homme des environs et une femme de chambre d’une maison de campagne voisine annonçaient que, ne pouvant se marier l’un à l’autre, ils étaient dans l’intention de se donner la mort et prescrivaient quelques cérémonies particulières pour leur convoi, suppliant qu’on les recueille dans le même cercueil. »  

Si l’on suit le récit d’une des deux complaintes[6], la lettre s’achevait par ses mots : « Bons cœurs, priez pour nous. Je meure pour elle ; elle meurt pour moi. » Restait à trouver les corps. Les recherches se révélaient infructueuses quand, le lundi 16 mai, ils furent retrouvés dans la rivière, liés par un mouchoir de soie[7].

Mourir d'aimer ; les amants de Marboué

Deux hommes découvrent les corps de Constant et de Rosalie dans le Loir. Cahier d’illustration du volume XI du Folklore de la Beauce de Marcel-Robillard, Ed. Maisonneuve et Larose, 1976.

Les amants de Marboué privés de funérailles religieuses ?

Dans la lettre laissée sur les bords du Loir, Constant et Rosalie citaient le nom des quatre amis qu’ils « invitaient pour venir les accompagner au tombeau ». Or, si le suicide n’était plus au XIXe siècle condamné par la loi civile, il était considéré par le Catholicisme comme un péché mortel[8]. Les deux suicidés de Marboué – qui n’avaient pas l’excuse de la démence – avaient contrevenu aux trois vertus théologales : la foi en Dieu, l’espérance et la charité (envers soi-même). De funérailles religieuses, il ne pouvait être question[9].

Un curé de campagne. Source : Le Messager de la Beauce et du Perche 1883.

Transgresser le droit canon était  inenvisageable pour l’humble curé de Marboué. D’autant que l’Eglise multipliait les condamnations contre les suicidés dont le nombre, à l’en croire, augmentait à cause de sa dépénalisation, surtout en Beauce, réputée terre de suicide[10]. De surcroît, le curé devait le jour de l’enterrement – coïncidence – accueillir l’évêque de Chartres pour les confirmations….

Clausels de Montal

Mgr Clausels de Montal, évêque de Chartres de 1824 à 1853 . Il était très craint de son clergé.

Cependant, la décision du curé avait irrité les habitants de Marboué. « De là, grande rumeur dans le pays », écrit Le Glaneur. Le curé subit des « menaces », eut droit à des « expressions inconvenantes » et céda. Mais prophétisa le journal avec ironie, « l’espèce de violence qu’il a éprouvée » le fera sûrement absoudre par l’évêque ».

Les amants de Marboué

Marboué, lieu-dit di Croc-Marbot. C’est là que les deux corps furent retrouvés .

Un double suicide d’amour exceptionnel

Le double suicide d’amour était exceptionnel. En dehors de Constant et Rosalie, il y eut en 1834 celui de deux amants dont les corps attachés furent découverts dans la Seine, au niveau du pont de Sèvres.  On retrouva un papier, enveloppé dans un morceau de parchemin, sur lequel était écrit : « Sachez que nous nous aimions de l’amour le plus ardent et qu’en nous faisant périr nous avons désiré être unis éternellement[11] ».

Deux autres doubles suicides d’amour au début de la Monarchie de juillet ont été identifiés : l’un à Marseille, en 1834, par asphyxie ; l’autre au pistolet dans la Meurthe en 1838[1]. De ces drames, des points communs émergent :  homme et femme meurent enlacés, signe de leur amour ; par lettre, ils font part de leurs derniers vœux pour la cérémonie funéraire et affirment leur résolution commune à mourir.

notes

[1] Jacqueline Carroy, Marc Renneville, Mourir d’amour, autopsie d’un imaginaire criminel. Ed. La découverte, 2022, p. 151.

Aussi, la portée des derniers vers de la complainte des amants de Marboué est-elle universelle…

Et vous autres pères et mères
A qui Dieu donne des enfants,
Rendez les toujours contents
Ne soyez pas si sévères.
Rappelez-vous toujours bien
Que l’amitié est le plus beau lien.

Notes

[1] Charles Marcel-Robillard :  Le folklore de la Beauce – Volume 11 – Du berceau à la tombe, traditions et coutumes – Éditions G-P Maisonneuve & Larose, 1976, pages 81-82.

[2] Jean-Claude Farcy, Les paysans beaucerons, tome 2 SAEL 1989, pp.1096-1120

[3] Acte de mariage de Margueritte Guillon et Jacques Gresteau, 18 janvier 1826, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 3 E 233/008, vue 364.

[4] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 J 1542. Récit précédant une seconde complainte.

[5] Ces bans sont également mentionnés dans la seconde complainte, sans date.

[6] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 1 J 1542.

[7] Le Glaneur, 26 mai 1836.

[8] Qui suppose la matière (une faute grave), la conscience de la faute et la volonté de la commettre. Trois critères répondant au suicide des amants de Marboué.

[9] Inspiré par la pensée de Thomas d’Aquin, le Code de droit de canon de 1917 privait de sépulture religieuse celui ou celle qui avait mis fin à ses jours

[10] Jean-Claude Farcy, Le suicide en Beauce, Sociétés et représentations, 1988/1 n° 6. P. 232, note 7.

[11] Journal de Paris, 25 aout 1834.

En savoir plus

https://www.cairn.info/revue-romantisme-2014-2-page-121.htm

https://journals.openedition.org/criminocorpus/3797