L’usine de distillation de sucre de betterave employait sept-cents personnes en temps normal mais près de mille de septembre – mois de la récolte – à janvier, période de presse où l’usine tournait jour et nuit.
Main d’œuvre mal payée
Plus de la moitié du personnel était alors temporaire : cent-cinquante ouvriers des alentours, cent-cinquante étrangers – Tchécoslovaques et Polonais – et deux-cent-cinquante coloniaux originaires de Kabylie. Payés seulement 28 francs par jour, ils accomplissaient « les travaux les plus durs et les plus sales. Ils travaillaient pieds nus dans la mélasse à des postes où il faisait très chaud[1] ». C’est ce personnel précaire, proche de la CGT, qui déclenche une grève afin d’obtenir des augmentations : 40 francs ou rien.
15 octobre : l’usine occupée
15 octobre 1936, 22 heures 30, heure de la relève. Cinq cent grévistes envahissent la sucrerie, stoppent les machines, coupent le courant, font le coup de poing contre les récalcitrants, décident d’occuper l’usine et de couper la route qui en donne l’accès.
Le lendemain, à 15 heures, mairie de Toury, situation de crise. Les négociations s’amorcent entre le préfet, le patron et les salariés, conseillés par un représentant de la CGT de Chartres. Sept gendarmes montent la garde. Cependant, dès le matin, une vive inquiétude a saisi les deux mille cultivateurs de la contrée dont la betterave à sucre est le gagne-pain et l’usine le seul débouché. Les machines à l’arrêt, c’est la catastrophe, les récoltes perdues. Dans l’affolement, des chiffres circulent, on parle de millions perdus.
Détresse et colère des betteraviers
Leurs représentants battent le rappel des troupes. Une réunion surchauffée se tient dans l’une des salles communales. Des orateurs, liés au parti agraire[2], condamnent une grève menée par une « poignée d’agitateurs étrangers » qui met en péril la propriété privée. Une motion est votée qui demande l’évacuation de la sucrerie par les forces de l’ordre. Sinon, préviennent-ils, « les paysans opéreraient par la force et par tous les moyens à leur disposition ».
Un groupe de cinq-cents betteraviers s’ébranle vers la mairie, criant à pleins poumons « À bas la CGT, À bas Blum[3] ». Le préfet refusa de les recevoir, mais tenta de calmer le jeu, annonçant que l’usine avait été évacuée en fin de matinée. Il était déjà trop tard car dans l’intervalle, un incident avait mis le feu aux poudres.
L’émeute, barres de fer, couteaux et blessés
Alors que les paysans manifestaient bruyamment en se dirigeant vers la mairie, des grévistes kabyles avaient levé le bras, poing fermé. Ce geste jugé « insupportable » avait provoqué une rixe, un algérien avait valsé contre la vitrine d’un café. Aussitôt, les kabyles « étaient allés chercher du renfort.
En quelques minutes, les deux camps, plantés sur la grande place étaient prêts à en découdre. Les grévistes ont-ils été à l’origine des premières hostilités ? Toujours est-il que l’affrontement est brutal : jets de pierres, mais aussi combat rapproché, avec coups de couteaux, barres de fer et pelles. Les gendarmes, un premier temps débordés, rétablissent l’ordre dans la soirée. On dénombre cinquante blessés dont deux agriculteurs gravement atteints, l’un d’un coup de couteau au foie, l’autre d’un coup de gourdin à la tête qui nécessita le soir même une trépanation.
L’accord sur les salaires, enfin.
Cependant, à l’intérieur de la mairie, les discussions avaient enfin abouti à 19 heures : la journée de travail passa de 28 à 36 francs -au lieu des 40 revendiqués – mais avec effet rétroactif au début de campagne, c’est-à-dire le 28 septembre. L’accord mit fin à la grève, mais il fallut plusieurs jours avant la remise en route : les malaxeurs mis à l’arrêt forcé le 15 octobre avaient été paralysés par un sirop de sucre devenu aussi dur que du ciment.
L’exploitation politique : le Front populaire en question.
A la une de toute la presse nationale, les évènements de Toury furent analysés au prisme d’une grille de lecture politique très clivée. Etaient en question Le Front Populaire – en place depuis cinq mois – la menace fasciste et le péril communiste. La majeure partie des journaux dénoncèrent des « scènes de désordre révolutionnaires », pointèrent du doigt l’influence de Moscou et la défaillance du Front Populaire.
L’extrême droite fit parler ses rengaines xénophobes, racistes et antisémites. Le Journal des débats politiques et littéraires incrimina « un système d’embauche d’ouvriers étrangers, kabyles, polonais à qui nous laissons ravir les salaires, le pain et la vie de l’ouvrier français ; ils nous récompensent en tapant sur nos paysans[4] » tandis que le même jour, L’Action Française titrait : « Le juif Blum contre les paysans de France[5] ». Les journaux favorables au gouvernement comme Le Populaire, organe de la SFIO, et L’Humanité, instruisirent le procès des cultivateurs manœuvrés par les « fascistes » du parti agraire[6].
Il est un point commun à l’ensemble de la presse : si des représentants de tous bords furent interviewés, on ne lut dans aucun d’entre eux la parole des kabyles, à l’origine pourtant du mouvement.
[1] Témoignage de Robert Treille, chauffeur du directeur, Cité par l’Echo Républicain, juin 1996.
[2] Fondé par Fleurant Gabriel en 1927, il rejoint en 1934 le Front paysan classé à la droite extrême. Très hostile au Front Populaire. La CGT avait encouragé les occupations d’usiné en mai-juin 1936
[3] Président du conseil le 6 juin 1936 grâce à la victoire du Front Populaire.
[4] Le Journal des débats politiques et littéraires, 18 octobre 1936.
[5] L’Action Française, 18 octobre 1936.
[6] L’Humanité, 18 octobre 1936. « L’attentat de Toury…prouve que le cabinet Blum est en fait sous la domination de Moscou »