Comment écrire la vie d’un paysan du XIXe siècle ? Documents d’archives

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C’est la seule trace laissée par Aubin. J’ai retrouvé sa signature plus de 150 fois : registre d’état-civil, registre des délibérations du conseil municipal, acte de notaire, justice de paix. Son écriture soignée, aux lettres liées, donne à penser qu’il a été quelques années sur les bancs de l’école. Signature du 11 février 1827 sur l’acte de donation établi par sa mère. AD 2E 75/64. Cliché, Alain Denizet.

     

 Interview  Genéablog 2007 Comment vous est venue l’idée d’écrire l’histoire de votre ancêtre, l’histoire de quelqu’un qui n’a laissé aucune trace, celle d’un inconnu de l’histoire ?

J’avais entamé des recherches généalogiques, il y a plus de vingt ans, aiguisé par les conversations que j’avais avec mon grand-père, jamais avare de détails sur les temps passés. Là dessus, intervient une coupure avec les archives avec ces presque dix ans de carrière à l’étranger. De retour, je replonge dans les racines et repart à la quête des ancêtres.

Avec tout de même, une interrogation : des milliers d’ancêtres, oui ; mais au total que savais-je vraiment d’eux ?

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La recherche sur Aubin, « paysan sans histoire » de Germignonville, petit village de Beauce, a débuté avec les informations lapidaires de l’état civil : des noms, des prénoms, des dates et un métier. Avec ce point de départ minimaliste, je m’inscrivais dans le sillage du livre de l’historien Alain Corbin parti sur les traces d’un sabotier afin d’en retrouver le monde. Les cinquante-cinq années d’Aubin sur terre n’ont laissé aucun sillon visible, volontaire ou involontaire : écrits personnels, objets, affaires de justice ou mémoire des descendants ; rien n’a traversé le temps, à l’exception de sa signature au bas de registres. Cet arrière-grand-père de mon grand-père est le premier de mes ancêtres qui n’avait laissé aucun écho dans les mémoires. Quand j’ai débuté un petit travail de généalogie il y a plus de trente ans, les anciens n’avaient rien à dire sur lui et son prénom même avait été oublié. Malgré la filiation qui me rattache à lui, Aubin m’était étranger. C’était donc sur lui qu’allait porter mes recherches. Pour le connaître enfin.

Où trouver les  indices ? Petit tour d’horizon.

Les archives de notaire ( série E)

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Inventaire après-décès de Charles-François Denizet. « Une redingote et une veste en drap gris brun (…) Le surplus d’effets qui se sont trouvés tant de ce coffre que dans la commode inventoriée article quinze étant à l’usage tant des enfants Denizet que des charretiers ». L’inventaire compte 24 pages et 119 articles, véritable trésor pour l’historien et le généalogiste. ADEL, 2 E 66/361. Cliché Alain Denizet.

          Mon projet étant d’enquêter sur Aubin et ses relations, j’ai dépouillé systématiquement les minutes du notaire de sa famille entre 1780 et 1855, procédant également à des recherches ciblées dans des études voisines. Ce travail a été très fertile. Les actes d’achat ou de vente de maison et les inventaires après décès ( cf photographie ci-dessus) renseignent sur la vie privée – qui est l’aspect le plus difficile à appréhender – en ce qu’ils donnent des éléments sur le nombre et l’aménagement des pièces, la quantité, l’état et le prix du linge, des meubles ou des couverts.

       Testaments, héritages, demandes de pension, contrats de mariage et donations nous font entrer dans le jeu des relations familiales : j’ai su de la sorte les conditions que la mère d’Aubin a mis à la donation faite au profit de ses enfants tandis que le contrat de mariage associé à d’autres sources me confirmait que l’union d’Aubin et de Marie-Louise répondait aux conventions sociales.

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Le mariage d’Aubin ? En tête du cortège les musiciens, puis la mariée au bras de son père et à coté du garde champêtre. Au second plan, la jeunesse sacrifie à la tradition en lâchant des coups de fusil, raison peut-être de la peur qui saisit les canards au premier plan… tandis qu’un enfant regarde, en tenant sagement son jouet de bois. Le village est réuni. Le Messager de la Beauce et du Perche, 1864, p.112. ADEL. Cet almanach est une mine d’or pour connaître la vie quotidienne en Beauce au XIXe siècle. Les dessins ont été faits par Auguste Hoyau, un chartrain, fin observateur des moeurs locales. Cliché Alain Denizet.

Le nombre de ventes, d’achats ou d’emprunts informent sur les revenus et même sur la psychologie du personnage : a-t-il multiplié les affaires ou a-t-il, comme Aubin, fait fructifier sagement le capital hérité ? Enfin, Aubin signe deux fois en tant que témoin pour deux ventes.

       En dehors des signatures, le nom de nos ancêtres apparaît lorsqu’ils sont cités comme débiteurs d’un artisan, d’un commerçant à la faveur d’un inventaire après décès ou encore comme bailleurs d’un propriétaire ce qui peut révéler des actes passés en dehors du département ainsi que les baux verbaux qui échappent par définition aux actes notariés, tels 6 hectares qu’Aubin a loué ainsi à son beau-frère.

    Lors des ventes mobilières, le notaire enregistre les noms des acheteurs et leurs achats (outil agricole, vêtement ou pot de chambre). J’y ai croisé cinq fois Aubin, mais aussi des indigents et des femmes, c’est-à-dire les catégories les moins visibles dans les archives. De façon générale, les actes notariés sont révélateurs sur le rôle tenu par les femmes célibataires et les veuves dont certaines, à l’instar de la sage-femme, se révèlent entreprenantes en affaire.

       Enfin, d’un acte surgit l’inattendu, ici la mention d’un oncle d’Aubin mort pour la République ; là, le stupéfiant destin de Simon Lavo, chirurgien major de l’expédition Lapérouse. Ces imprévus sans valeur statistique ont leur intérêt dans l’évocation d’un itinéraire singulier.


Les archives de justice, mine d’or pour la vie quotidienne ( série U)

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« AU CHAMPTIER DE MIALOI, je ne vois pas de ratirage, Couturier n’ayant pas cultivé son champ depuis un an… ». Aubin, témoin de son voisin Couturier lors d’une affaire de ratirage. Ce sont les seuls mots qui me sont connus de lui. Justice de paix du canton de Voves 4 u 24 nc ADEL. Cliché, Alain Denizet.

     Les archives judiciaires (série U ) sont les seules ou presque à donner la parole aux ruraux. Juridiction de proximité, la justice de paix met à jour des pans entiers de la vie quotidienne : glanage indu, bagarres au cabaret, litige au sujet du bornage des champs – affaire où Aubin est convoqué en 1852 comme « expert » ( cf photographie ci-dessus). Les actes du greffe du tribunal de 1ère instance de Chartres produisent des dossiers documentés comme ceux qui relatent les séparations de biens (à la suite de faillite) et de corps (consécutive à la violence conjugale) lesquelles concernent deux voisins d’Aubin.

         Les jugements civils et correctionnels du tribunal de première instance de Chartres apportent leur lot d’informations ; ici, la découverte d’un procès entre les enfants d’Aubin à propos du partage des biens de leur père ; là, le procès intenté au vieux Dorson accusé d’avoir perdu la raison à cause de son mariage avec la sage-femme, de 50 ans sa cadette…

       J’ai pris le parti de consulter tous les dossiers de la cour d’assises afin de repérer les lieux du crime appartenant au monde d’Aubin ainsi que les patronymes connus parmi les accusés, les victimes et les témoins. On y découvre de véritables « Jean Valjean », condamnés à cinq ans de prison pour vols de gerbe la nuit, une domestique du village accusé d’infanticide et un conseiller municipal, victime d’escroquerie.

Les archives militaires ( série R )

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La série R offre des renseignements intéressants. Ici, la petite taille du frère d’ Aubin. Elle lui vaut la réforme et lui évite ainsi les guerres napoléoniennes. On apprend aussi qu’il est atteint de la « maladie de la piarre » ce qui dans le parler local désigne une maladie de croissance. Cliché Alain Denizet.

Les registres de conscription sont utiles en ce qu’ils sont un angle d’étude de la mobilité sociale et géographique entre deux générations puisque y sont portés la profession, la résidence du jeune homme et de ses parents. La liste des recrues – avec les extraits mortuaires et les passeports intérieurs – est une des rares entrées par lesquelles nous avons un signalement physique. Celui d’Aubin m’est inconnu, mais je connais la petite taille de son frère (1,45) qui lui vaut la réforme en 1812 ( cf photographie ci-dessus). Enfin, les sources relatives aux occupations étrangères apportent les noms des personnes victimes des abus, des réquisitions et l’inventaire de ce qui a été perdu.

Les autres pistes

           La série M sur l’administration embrasse de très nombreux sujets. La thèse de Jean-Claude Farcy m’ayant apporté des données précises, je me suis donc concentré sur la vie politique municipale (série 3M) découvrant les intrigues qui animent l’année 1816 où le beau-père d’Aubin signe une pétition qui défend le maire contre les dénonciations calomnieuses au préfet proféré par l’ancien maire, son beau-frère ! L’atmosphère des révolutions de 1830 et 1848 est également bien dépeinte : remise du drapeau, lecture de la constitution et réjouissances.

     La série T concerne les instituteurs, leurs écoles, leurs méthodes d’enseignement. Les dossiers les plus profitables sont une nouvelle fois ceux qui font apparaître leurs relations conflictuelles avec les habitants de la commune que nous apprenons par des rapports et mieux, par des pétitions envoyées à la préfecture.  Ci dessous, une pétition des habitants de Viabon pour défendre l’instituteur du village, victime de rumeurs. Deux clans s’affrontent.

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La pétition est envoyée au préfet le 20 juin 1838 pour défendre l’instituteur Leroy, accusé de « calomnies » par l’autre moitié du village qui est soutenue par le curé. Rédigée et écrite par un notable – Gréau – elle est signée par près de cinquante hommes, lettrés ou quasi analphabètes. Leroy, est-il écrit, « a mérité la confiance du public par sa conduite, par la pureté de ses mœurs et par son assiduité aux devoirs de sa charge… ». Aubin a sans aucun doute suivi l’affaire : elle concerne le village de son enfance et un instituteur qui a exercé à Germignonville. ADEL, 1 T 132. Cliché, Alain Denizet.

     Autre notable de la commune, le curé peut être approché par la série V (où l’on trouve les rapports sur les contentieux les opposant aux paroissiens, les noms des membres du conseil de fabrique) et par les archives diocésaines qui conservent les registres des séminaires prodigues en éléments concrets sur la formation des futurs curés, à l’instar du fils d’Aubin dont j’ai lu les sujets de composition, les notes et les appréciations.

    J’ai peu exploité  les séries 0, S et Q dans la mesure où elles auraient fait double emploi. Quelques exceptions : la série 4 0 est intéressante car elle présente les personnes qui ont testé en faveur des nécessiteux ; la série 2 S contient les plans d’alignement des communes qui indiquent pour chaque propriété concernée la nature des matériaux de construction et le noms des voisins. La série Q qui concerne l’enregistrement a été très peu utilisée : le dépouillement des actes de notaire a été exhaustif et la recherche faite auprès du bureau des hypothèques des arrondissements de Chartres et de Châteaudun n’a pas donné d’actes que je ne connaissais déjà.

Autre source : les almanachs. Pour la réédition d « Enquête sur un paysan sans histoire », j’ai puisé dans les illustrations du « Messager de la Beauce et du Perche » dont la série est entièrement conservée aux archives départementales d’Eure-et-Loir. Le chartrain Auguste Hoyau, en fut le dessinateur attitré.  Il a su croquer le monde paysan avant la généralisation de la photographie.  Aubin et chacun de nos ancêtres peuvent se reconnaître dans ses dessins…

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La faux mit du temps à s’imposer. Elle coupe la paille plus bas et gaspille ainsi un matériau indispensable à la couverture des toitures. MBP, 1867, AD. Cliché Alain Denizet

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La veillée se fait pendant la saison d’hiver en famille ou chez les voisins.  Celle imaginée par Zola dans la Terre avec plus de vingt personnes est rare.  Hoyau montre ici six personnes. Le père lit l’almanach, la mère file au rouet. Les enfants écoutent. MBP,  1854, AD. cliché Alain Denizet.

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Le battage est un travail exténuant fait par des « batteurs » ou journaliers.  Il faut attendre le dernier tiers du siècle pour l’apparition des batteuses.MBP, 1867, AD. Cliché, Alain Denizet.

Un jeu de patience a permis la collection d’informations que j’ai triées, hiérarchisées puis assemblées à la manière d’un puzzle qui aurait compté des milliers de pièces sans modèle préconçu ni notice de montage. Mais son assemblage était guidé par une règle d’or : Aubin en était la pièce principale autour de laquelle devaient s’ordonner les autres au sein d’un cadre qui aurait ses horizons.

Après cinq ans de recherche et d’écriture….

Avec Aubin, dans le village de Germignonville, un petit monde s’anime : ses proches, c’est-à-dire sa mère, son épouse, son fils Stanislas, ses beaux-frères Gosme ; ses voisins Claye, Riché, Duguet, Lefèvre et Cointepoids ; les notables du village, le baron de Cambray, son régisseur Godin ; la sage-femme Legrand et le vieux Dorson son mari. Sortis aussi de la poussière des archives, ils l’accompagnent encore au fil des pages.

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