C’est un document rare qui est conservé à la médiathèque de Chartres, l’Apostrophe[1]. Sur un cahier, Adolphe Lecocq, bourgeois et lettré chartrain[2], a écrit à la plume le récit de l’exécution publique du nommé Dejames. Condamné à mort par la cour d’assises d’Eure-et-Loir en décembre 1853, son pourvoi en Cassation est rejeté le 5 janvier 1854 et sa demande en grâce refusée par l’Empereur. La dernière exécution remonte au 27 octobre 1848. C’est dire l’évènement à venir d’autant que, depuis le décès du bourreau chartrain, Dejames aura la tête tranchée par un exécuteur venu de Paris avec une nouvelle machine.
Revenons à Dejames. Qui est-il ?
Après avoir écopé de sept ans de travaux forcés pour vol entre 1844 et 1851, il est à nouveau incarcéré à Rouen en 1853. Là, il s’acoquine avec le nommé Vivien. Dès leur sortie de prison le 2 aout 1853, le duo commet quatre cambriolages avant de se poser à Dreux le 4 août. Le midi, ils se restaurent chez la femme Julien, cabaretière au faubourg Saint-Martin. Toujours à l’affût, ils remarquent qu’elle retire de l’argent de son armoire et entendent incidemment qu’elle a été récemment opérée du sein : « Il ne sera pas difficile de venir à bout de cette femme-là », glisse Dejames à son complice.
Quel crime a-t-il perpétré ?
Le lendemain, les deux larrons se font servir à manger, et à 14 heures commandent une dernière bouteille. La cabaretière descend à la cave, mais intriguée par des bruits suspects, s’apprête à remonter. Dejames l’avait suivie. La saisissant à la gorge, il la renverse, « lui comprime la poitrine et l’estomac à l’aide de ses genoux […] lui enfonce « profondément son doigt dans la bouche[3] ». Puis, pour l’achever, lui assène trois coups de talon sur la tête. Pendant ce temps, Vivien enfonçait l’armoire et dérobait 380 francs. « Est-elle crevée ? » demanda-t-il à Dejames, lequel le rassura : « Oui, elle est crevée ». Là-dessus, les deux larrons prirent la poudre d’escampette. Seulement, la femme Julien n’était pas « crevée[4]. » Elle raconta tout au juge d’instruction. Interpellés le jour même, Vivien et Dejames passèrent aux aveux. Vivien fut condamné à vingt ans de travaux forcés. Dejames était promis au châtiment suprême.
Guillotine à Chartres : quel jour ?
Faute d’annonce officielle, les Chartrains ignoraient la date de l’exécution. En janvier 1854, mais quand ? Assister à la mise à mort supposait donc la quête de l’information. Aussi, raconte Lecocq, « presque chaque matin les amateurs se rendaient sur la place de la porte Morard. Le mardi 17, l’on ne peut pas estimer à moins de 1 300 les personnes qui étaient descendues sur cette place ». Pour rien. Enfin dans la journée du 26, le bruit circula que la tête de Dejames roulerait sans le panier le lendemain. De fait, sur les 4 heures, deux voitures de roulage apportaient « la fatale machine avec sa couleur effrayante et nullement cachée »
Guillotine à Chartres : où ?
Après la dernière exécution, le conseil municipal avait décrété que l’échafaud serait dorénavant installé non plus sur le marché aux vaches au centre-ville, mais place Morard, dans un faubourg[5]. Cette migration – générale à la France – exprimait la répugnance des élites au spectacle du sang, rejeté à la périphérie. Toutefois, la loi tentait de contenir le voyeurisme populaire : depuis 1832, l’heure de la guillotine n’était plus fixée en matinée, c’est-à-dire en plein jour, mais aux aurores. On espérait en haut-lieu que l’heure précoce et la demi-obscurité découragerait la populace de venir en nombre[6].
Curieusement, l’exécution à l’aube accrut la tension dramatique. « Pendant la nuit à la lueur des torches, les voitures furent amenées sur la place Morard. La machine fut dressée parallèlement à la porte d’entrée du gazomètre. Pendant ce temps la foule accourait de toute part. » Lecocq ne précise ni le nombre « d’amateurs » venus pour la veillée macabre, ni la licence qui l’accompagna – complaintes, boisson – ou les discussions qui l’animèrent : attitude du condamné, fonctionnement de la machine. Alors que, selon les autorités, le châtiment aurait dû imposer « recueillement et édification[7] ». La longue attente de la nuit préparait les esprits à la fulgurance du couperet.
3 000 « amateurs » pour le spectacle de mise à mort
Lecocq estime « à 3 000 personnes le nombre de curieux » massés autour de la place Morard[8]. Comme il faut y ajouter les centaines de personnes, peut-être plus, qui regardèrent passer la voiture du condamné de la prison au lieu de l’exécution, on peut considérer que près de 20% des 18 000 chartrains suivirent l’évènement, très encadré. « Dès 6 heures un piquet de trente chasseurs de la garnison et la brigade de gendarmerie maintiennent le public dans le périmètre des arbres de la place. Le givre des arbres donnait à cette scène quelque chose de fantastique ».
Qui sont les curieux ?
D’abord des curieuses… écrit Lecocq. « Les femmes sont comme toujours en majorité dans ces exécutions surtout depuis l’âge de 15 ans à 40 ans ». Le Journal de Chartres le déplore[9] : leur place était au foyer et non dans ce rassemblement sinistre aussi dangereux par la promiscuité avec les hommes – de nuit – que par « l’ébranlement nerveux » qu’il pouvait générer sur leur nature réputée sensible. Mais poursuit notre chroniqueur, « beaucoup de pères y amènent leurs enfants en les tenant sur leurs épaules. Est-ce pour leur laisser une date dans leur vie ou pour les effrayer, il y a je crois ces deux choses réunies. » Lorsque l’obscurité se dissipe, « chacun peut se reconnaître ». Alors remarque notre témoin, « quelques-uns sont demi-honteux d’être vu là et taxés d’amateur de ce genre de spectacle ». Dejames avait été averti à cinq heures du matin par l’aumônier de la prison que son dernier jour était arrivé, nouvelle qu’il reçut « d’une manière calme ».
A 7 heures 30, la voiture cellulaire, escortée de deux gendarmes fit son entrée sur la place Morard. À peine descendu, « Dejames se mit à genoux au bas de l’escalier pendant moins d’une minute. Il leva la tête haute et monta seul sur la plateforme. Aussitôt saisi par les exécuteurs après avoir élevé la tête pour regarder le couteau, il fut poussé sur la planche et en une seconde l’exécution fut faîte. Puis le cadavre du supplicié fut transporté au cimetière de Saint-Chéron. L’exécution faite, on lava la machine. Elle fut démontée et rechargée. La place devint muette. L’exécution faite, on lava la machine. Elle fut démontée et rechargée. » Elle reprit la route de Paris.
La guillotine chartraine, celle qui avait œuvré une dernière fois en 1848, était obsolète. Elle dormait, raconte Lecocq, dans « un petit bâtiment du fond du jardin » de la femme Deville, veuve du dernier exécuteur chartrain[10] à qui elle fut cédée pour trente-et-un francs. « Ce n’était pas sa valeur, mais c’était une marchandise difficile à vendre », observe, très lucide, Adolphe Lecocq. Les bois furent débités en bois, la lame et les ferrements vendus à un serrurier chartrain.
Notes
[1] Médiathèque de Chartres, l’Apostrophe, SAEL MS 26.
[2] Adolphe Lecocq, né et décédé à Chartres. (1814-1881)
[3] Dossier Vivien, Dejames, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 369.
[4] De par son état de santé, la femme Julien était dans « l’impossibilité » d’assister au procès en assises en décembre, cinq mois après son agression. Rapport du médecin, le 3 décembre.
[5] Le code criminel de 1810 ne dit rien sur le lieu de l’exécution. Les arrêts criminels ordonnent d’exécuter la peine de mort sur « la place publique », sans autre précision.
[6] A ce sujet, L’exécution capitale : un spectacle populaire sous le regard des élites (Lyon, xixe siècle)
Alexandre Nugues-Bourchat. https://books.openedition.org/irhis/2060?lang=fr
Deux sites indispensables sur la guillotine : la veuve guillotine et la page de Criminocorpus
# 70 Chronique eurélienne : Derniers guillotinés en Eure-et-Loir
[7] Simone Delattre, les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle. Albin Michel, 2002, p. 540
[8]Le Journal de Chartres donne la même estimation.
[9] Le Journal de Chartres 29 janvier 1854 : « Nous avons le regret de dire que comme toujours, les femmes se trouvaient en majorité ».
[10]Son fils Adolphe, né à Chartres en juillet 1832 prit sa succession. Il devint l’adjoint de Deibler qui, dans un rapport du 21 mai 1906, écrivait qu’il pourrait « rendre encore quelques services malgré son âge et son manque de sang-froid ». Archives Nationales, BB/18/6585. Cité par http://histoiresdebourreaux.blogspot.com