Eure-et-Loir au XIXe siècle, vrai désert médical ?

Désert médical : le médecin est rare…

Au milieu du XIXe siècle, le médecin est rare[1]. L’Eure-et-Loir en compte seulement 68 pour 300 000 habitants, soit un médecin pour 5 000 habitants contre 340 de nos jours. L’Eure-et-Loir, à l’image de la France, est-il un vrai désert médical…?

La répartition des hommes de l’art sur le territoire est très inégale : La moitié se concentre dans l’arrondissement de Chartres quand celui de Nogent-le-Rotrou en est presque dépourvu. A cela s’ajoute une seconde inégalité : quasi absent des campagnes, le médecin exerce surtout en ville. Chartres en monopolise treize. En revanche, le canton rural de Voves n’en a aucun. Toutefois, ce faible encadrement est complété par des sages-femmes dans tous les villages et surtout par la présence dans les gros bourgs et les petites villes d’officiers de santé, au nombre de quarante-deux dans le département. Ces praticiens de second rang établissent des diagnostics et prescrivent des médicaments que parfois, ils préparent eux-mêmes[2].

Malgré tout…  appelé pour les derniers soins

Désert médical, certes… mais nuançons : dans les actes notariés ou dans les archives de la justice de paix, l’historien découvre malgré tout, avec une certaine surprise les sommes dues pour « derniers soins » : évaluées en travail, elles correspondent à plusieurs mois de gages d’un domestique et montrent que le recours aux praticiens ne relève pas de l’exception.

Désert médical Eure-et-Loir

Une femme veille son mari….qui avale sa potion. Le Messager de la Beauce et du Perche, 1888. DR.

Les frais de « dernière maladie » d’Aubin Denizet, paysan aisé de Germignonville, atteignent 100 francs[3]. Le recours au médecin concerne aussi les petits revenus. En 1823, son voisin, le journalier Pichart, laisse une ardoise identique. A Illiers, le meunier Guyot est condamné par le juge de paix à verser les 58 francs de médicament dus au pharmacien pour « la dernière maladie de sa femme ». Ces dépenses peuvent entrer dans un système d’échanges de service. Raimbert, de Viabon, doit 189 francs « pour soins et médicaments » à Laronde, l’officier de santé d’Ymonville, mais il affirme que ce dernier est son débiteur pour « loyers de chevaux de 1846 à 1849, fournitures de vesce et de sainfoin et raccommodage d’un fusil[4] ».

On le voit, l’appel au médecin se fait surtout en dernier recours…avant le trépas. Il est loin, il coûte cher, ses mots sont savants et ses ordonnances illisibles…. Les causes ne  sont pas toutes liées au « désert médical ».

Désert médical Eure-et-Loir

Un médecin, son chapeau,  ordonnance en main. Le Messager de la Beauce et du Perche, 1879. DR.

Les remèdes de la somnambule de Nogent-le Rotrou

C’est pourquoi, souvent, on lui préfère des « praticiens » locaux parlant la même langue, appartenant au même univers mental,  disponibles et accessibles. Le département a ses somnambules, ses uromanciens, ses faux officiers de santé, ses rebouteux en tout genre et ses publicités douteuses dans la presse…

Désert médical Eure-et-Loir

Réclame parue dans Le Glaneur, juin 1836. Le Kaïffa d’Orient convient pour « l’alimentation des gens faibles…il guérit des gastrites, des coliques, des maladies de poitrine, des toux rebelles… » DR.

Des plaintes tombent…En ce début d’année 1851, le procès de Rose Patrix passionne Nogent-le-Rotrou. En état de « sommeil magnétique », cette somnambule a la faculté de diagnostiquer la maladie du patient et de prescrire la médication, validée par ordonnance par un premier complice, le médecin Auquelin, et délivrée par un second compère, le pharmacien Cornet. Le tribunal note que le dit Auquelin « n’examinait pas les malades (…) Il se bornait à écrire sous sa dictée [de Rose Patrix ] les paroles qu’elle prononçait pendant son prétendu sommeil magnétique ». Moyennant quoi, il recevait un traitement annuel de 1 800 francs de la somnambule…

Désert médical Eure-et-Loir

Une sorcière…. Le Messager de la Beauce et du Perche, 1878. DR.

Rose Patrix condamnée…

Le tribunal condamne Rose Patrix à deux semaines de prison et à plus de 400 francs d’amendes pour « s’être rendu coupable d’exercice illégal de la pharmacie (….)en prescrivant et en vendant des remèdes décorés de noms pompeux de nature à en imposer et tromper la crédulité publique ». On pourra en juger d’après ces quelques exemples : « élixir panchymagique, sirop merveilleux d’Espagne, pilules rosa, pilules de la Chine[5] ».

Inspection des urines….

À Allonnes en 1843, la femme Bruneau pratique « l’inspection des urines par lesquelles elle reconnaît les maladies » avant de prescrire le traitement à suivre. C’est un sirop qu’un associé concocte dans une « pharmacie » en même temps que la note.  L’officier de santé et le médecin doivent aussi composer avec les pratiques ancestrales du « marcou[6] » de Vovette, du berger censé guérir la maladie du charbon ou des pouvoirs d’un charron.

Désert médical Eure-et-Loir

Réclame parue dans Le Glaneur, juin 1836. Aucune des maladies secrètes – maladies sexuelles – ne résiste au remède du docteur  parisien Saint Gervais. Que le malade peut trouver dans les pharmacies de Chartres; Courville, Dreux et Nogent-le-Rotrou.

…signes de croix du charron

Ecoutons à ce propos la mère Crédule narrer au curé Bonsens une histoire survenue dans son village : « Roulleau, l’charron, y’a trois jours, il a mis a quia l’curé et le médecin, la mère Mathurine qu’avait une écharpe[7] en soignant : y a fait comme ça des grands sines de croix avec sa cognée, y a dit tout bas plein de belles prières et pis l’Evangile de Saint Jean et toutes les voisines que j’étions là, j’nous sommes mis à genoux et j’ons réponnu[8]».  La fin de cette saynète imaginée par Le Messager de la Beauce et du Perche est pleine d’enseignement : la crédulité est punie, la mère Mathurine meurt le soir même, comme le médecin l’avait annoncé.

Désert médical Eure-et-Loir

La perte de l’être cher. Le Messager de la Beauce et du Perche, 1868. DR.

Ou vertu du pèlerinage ?

Reste enfin la concurrence des saints guérisseurs à l’instar de Saint Sébastien qui, à Baignolet, est réputé vaincre les épidémies. Le clergé compose, nolens volens, avec ces pèlerinages miraculeux quand il ne les organise pas comme en 1832 pour écarter le choléra qui endeuille le département de 800 morts.

Désert médical Eure-et-Loir

Prier pour la santé et le salut des siens. Le Messager de la Beauce et du Perche, 1876. DR.

Alors ? Désert médical ?

Le médecin – et nos ancêtres – étaient dans ce monde-là, à la croisée de frontières mouvantes entre science, charlatanisme, superstition et croyance. Mauvais chemin, ignorance des patients, impuissance devant les cas désespérés, telle est la condition du médecin du XIXe siècle : « trop tard, trop loin, trop grave », écrit l’historien Jacques Léonard.

Le docteur.  Le Messager de la Beauce et du Perche, 1878. DR.

Alors, oui, il y a  un immense désert médical au sens contemporain du terme, mais nous l’avons vu,  il était alors d’autres ressources pour conjurer le mal. Ont-elles d’ailleurs disparu ?

Notes

[1] En 1839, l’Eure-et-Loir compte aussi 35 pharmaciens.

[2] Etabli en 1803, l’officiat de santé concerne des praticiens qui faute du baccalauréat ne sortaient pas du sérail de la Faculté. Leur cursus, plus court que celui des médecins, était validé par un jury départemental (remplacé ensuite par un jury universitaire) L’officiat de santé fut aboli en 1892

[3] Alain Denizet, Enquête sur un paysan sans histoire, le monde d’Aubin, Ella éditions.

[4] Archives départementales d’Eure-et-Loir 2 E 66/493, 4 U15/55  (justice de paix d’Illiers)

[5] AD, 3 U 4 nc art, tribunal correctionnel de Nogent le Rotrou 13-21/1/ 1851.

[6] Septième garçon d’une famille sans fille intermédiaire, il a la réputation de guérir les écrouelles.

[7] Mettre quia : Il a cloué le bec au curé et au médecin. Echarpe : sorte de tumeur.

[8]