Départ pour la guerre
Le 2 août 1914, Luc Noblet a 39 ans quand il quitte sa famille et sa ferme de Bû pour rejoindre sa caserne à Paris. Sa correspondance, conservée par son petit-fils Lionel Marsal[1], a ceci de singulier qu’elle est composée de lettres et de cartes écrites par les deux parents, mais aussi par leurs deux filles Lucienne, 4 ans et Marthe, 15 ans. Ce sont par leurs mots, simples et émouvants, que nous allons appréhender le quotidien des enfants pendant la Grande guerre.
La petite Lucienne, une santé préoccupante
Dans ses courriers, jamais Luc Noblet ne manque d’embrasser de « tout cœur » ses deux filles. Cependant, la petite Lucienne a droit à une attention particulière. Trois semaines après son départ, sa femme lui écrit qu’elle est malade des végétations[2]. Préoccupations agricoles et situation militaire passent au second plan : le papa s’inquiète d’abord de la santé de son « Titi » et demande à son épouse « toute la vérité ». Laquelle, le 13 septembre, l’avise d’un état de santé préoccupant : « Elle a passé une bien mauvaise nuit. Elle étouffait. J’ai passé la nuit à lui faire des compresses d’eau chaude sur la gorge ». Or, trouver un secours est difficile. Le médecin chef de l’hôpital de Dreux, débordé par l’afflux des soldats blessés, « m’a presque envoyée promener ». Soulagement, au début du mois de novembre la petite Lucienne est opérée à Paris.
Mais une enfant « bien mignonne »…
Parce qu’elle a été sage, son papa lui a offert une poupée. Alors, elle le remercie : « Je suis toujours bien mignonne et ma belle poupée est toujours telle que tu me l’as apportée, je ne l’ai pas encore cassée. Je t’embrasse bien fort et je pense bien souvent à mon papa. Ta petite Lucienne. »
Luc Noblet retrouve enfin sa petite famille à la faveur d’une permission au mois de décembre. Trop courte… Le départ est un arrachement pour « Titi ». Sans doute, sa maman lui explique-t-elle que son papa est parti pour défendre son pays contre des « méchants ».
Le « dodo » et la peur de l’enfant
En témoigne cette carte de janvier 1915. Elle renseigne sur les peurs que les Allemands inspiraient aux enfants. Au château d’Abondant, commune voisine de Bû, étaient abrités des réfugiés du nord de la France, chassés par les exactions commises par l’ennemi. En-eut-elle des échos ? La carte de « Titi » montre un papa en armes : il protège la France, mais aussi sa « petite Lucienne » : « Mon papa, je suis toujours bien mignonne et je t’embrasse bien fort et de tout mon cœur, cette carte me représente dans mon dodo et toi tu es en haut, tu veilles pour que les allemands ne vienne pas chercher ta petite Lucienne. »
Quand la petite Lucienne réconforte son papa
À son tour de réconforter son papa lorsqu’il est hospitalisé à Issy-les-Moulineaux pour une jaunisse. Le jour de ses quatre ans, elle lui fait savoir, en toute candeur, qu’elle se porte mieux car elle a bien respecté les prescriptions, manière de dire à son père de ne pas se décourager : « J’ai aussi était enrhumée mais j’ai bien pris mon sirop et j’ai bu du lolo bien chaud et je suis presque guérie. Je voudrais que tu sois de même. Je t’embrasse bien fort. Ta petite Lucienne. »
« Titi » revoit son papa à la fin du mois de mai, peu de temps avant son départ pour le front, près de la butte de Vauquois. Mais comme, dès le 20 juin, il est à nouveau hospitalisé à Bar-le-Duc pour dysenterie, « Titi » lui souhaite un bon rétablissement, lui apportant le baume de la petite fille modèle : « Cher papa, je suis toujours bien mignonne et je t’embrasse bien fort pour que tu guérisse bien vite. Ta petite Lucienne qui t’aime bien. »
À son père, ce sont ses derniers mots.
Marthe, jeune fille courageuse
Des pensées de sa grande sœur Marthe, nous savons peu. À 15 ans, elle n’a pas la spontanéité de la petite Lucienne. Si chacune de ses cartes s’achève par « je t’embrasse bien fort », cette formule toute faite ne doit pas tromper sur ses sentiments. Ses courriers esquissent le portrait d’une jeune fille courageuse pendant des temps difficiles. À son père, elle montre qu’elle fait plus que seconder sa maman. Elle le suggère d’ailleurs, écrivant : « Je reste à la maison tous les jours à faire l’ouvrage, je profite que j’ai 5 minutes à moi pour t’écrire ». [lettre du 4 juin].
Comment elle seconde sa maman
Quel ouvrage ? Ses heures sont d’abord occupées aux tâches ménagères – ménage, cuisine, lavage, raccommodage – sans compter l’attention accordée à sa petite sœur. C’est elle aussi qui est chargée d’aller, tôt le matin, au marché de Houdan pour vendre le beurre, ce qui suppose en amont le maniement de la baratte et la traite de la vache : « Papa, c’est moi qui est à Houdan est j’ai pas chaud. Le beurre n’allait pas si bien que ça. J’en avais 6 livres et ½ à vendre et ils sa vendus 16 sou 17. Nous portons bien tous. Je t’embrasse bien fort, Marthe ». [carte non datée, orthographe respectée]
Ne doutons pas qu’elle ait aussi ramassé les pommes de terre, les pommes à cidre et qu’elle ait été mise à contribution pour des travaux ordinairement réservés aux hommes. Son père s’en inquiète d’ailleurs. Il demande fermement à sa femme que René – l’employé – ne « l’abrutisse pas à la faire herser avec le cheval ».
Marthe informe son père
Marthe complète les nouvelles fournies par sa mère sur la marche de la ferme, « Titi » ou le village. Ainsi, par la carte du 29 décembre, elle apprend à son père que « nous aurons la batterie demain à 9 heures », ajoutant sans transition « Titi est reconsolé, il est content comme un petit diable quand il a une carte à toi ». Deux évènements l’ont marquée, qu’elle confie à son père. Revenant de Paris, lui écrit-elle le 29 septembre, « nous avons rencontré des Anglais qui partaient avec tout leur fourbi », à coup sûr, les premiers étrangers qu’elle ait croisés, puis en mars [carte non datée], elle lui fait part d’un fait divers : « Il y a eu le feu chez le cordier, on y a mis le feu à ses 3 pailles dans son clos »
Des marques de tendresse filiale de plus en plus vives
À mesure que les mois s’écoulent, la jeune fille s’épanche. L’absence lui pèse. Aux mots convenus s’ajoutent désormais des marques discrètes de tendresse filiale telles celles du 29 décembre dans sa carte de vœux : « Tu nous dit que tu es enrhumé comme un misérable. Soigne-toi comme il faut, ne te laisse pas tombé malade d’avantage. Si tu peux aussi venir vendredi, vient on sera bien contentes. » Lors de sa permission de fin mars elle lui a préparé une « salade si bonne » que son père la complimente dans la lettre qui suit.
Quand le 14 juin 1915, Luc Noblet a 40 ans, Marthe prend la plume. « Cher papa, je te souhaite un bon et heureux anniversaire de bien loin. J’aimerais mieux te le souhaité, mais ce n’est pas possible. En entendant ce jour, je t’embrasse bien fort. Ta fille qui t’aime. Marthe ».
Rompant avec la distance jusqu’alors observée, elle conclut son courrier par une déclaration d’amour à son père, si loin désormais. Depuis le 6 juin, il est sur le front dans la Meuse. À son père, ce furent ses derniers mots.
Des vies broyées par la guerre
En un an, Marthe et la petite Lucienne ont vu leur papa une vingtaine de jours, découpés en cinq permissions. Le poilu qui terminait ses lettres par « Ne vous tourmentez pas de moi » est emporté par la dysenterie le 26 juillet 1915. La Première guerre mondiale fit près d’un million d’orphelins et d’orphelines. Parmi elles, Marthe et « Titi ».
Notes
[1] Lionel Marsal (1952-2006) a été instituteur et conseiller municipal à Bû (canton d’Anet). Il a légué à sa compagne, Françoise Goguelin, la correspondance de guerre de la famille Noblet. Elle a donné lieu à un livre « Ne vous tourmentez pas de moi », Editions Ella, 2019.
[2] Les végétations, situées à l’arrière des fosses nasales, défendent l’organisme contre les infections virales et bactériennes. Parfois, elles grossissent et provoquent des rhino-pharyngites. D’où l’opération.