Le 22 août 1829, le préfet d’Eure-et-Loir sollicite l’aide du maire de Chartres à propos de la veuve Benoit, humble journalière de Voves. Serait-il possible de « la faire entrer à l’hospice et la mettre dans une chambre particulière pour connaître son état et lui faire donner des soins que sa position paraitrait exiger » ? La « position » de cette femme enceinte de six mois n’est pas banale. Son mari – 22 ans seulement – est décédé « à la suite de plusieurs accès de rage ». Deux jours plus tard, le maire de Chartres – soulagé ? – oppose un refus poli au préfet. Aucune chambre n’est disponible. L’histoire des époux Benoit concentre questions et hantises liées à la rage – on dit alors hydrophobie – soixante ans avant le vaccin de Pasteur.
Comment Benoit a-t-il contracté la rage ?
Revenons au fait : comment Benoit a-t-il contracté la rage ? Au maire de Voves qui enquête à la demande du préfet, ses parents révèlent que leur fils « avait été mordu il y a environ sept mois[1] [en février 1829] par un petit chien basset à la joue en jouant avec lui, que le même jour il fut à la chasse avec ce même chien dans les bois de Genonville. Le lendemain, le chien disparut. Le bruit se répandit qu’il était parti enragé ». Très inquiet, le jeune homme demanda conseil au vétérinaire de Voves chez qui, justement, il faisait de la maçonnerie. Ce dernier lui demanda si le chien avait mangé après l’avoir mordu. Comme Benoit opinait du chef, le vétérinaire « lui dit qu’il n’y avait rien à craindre ». C’est l’esprit apaisé que Benoit épousa Marie-Louise Garnier le 19 mai 1829, de sept ans son aînée, enceinte de trois mois.
Des remèdes après la morsure ?
Benoit ne reçut donc aucun traitement après la morsure. Or, certains étaient réputés efficaces à la condition d’être administrés rapidement. Selon Le Messager des Chambres le 28 juin 1829, il fallait « laver la morsure avec une dissolution de chlorure de soude ou de chaux » ou « appliquer un fer rougi, sur la plaie ». Quant au Journal politique du département de l’Aube du 8 juillet 1829, il rapportait une méthode éprouvée en Angleterre : « couvrir la place mordue d’autant de poudre à tirer qu’il en faudrait pour amorcer un fusil, y mettre le feu ».
Benoit, tous les symptômes de la rage
Le 30 juillet, Benoit déclara les premiers signes de la maladie. Le 1er aout, il décédait à son domicile. Mort foudroyante commune à tous les cas de rage. Le commissaire de police de Chartres apporte deux précisions sur ses signes cliniques : d’une part « les draps du lit étaient souillés d’écume qu’il y avait jeté étant couché » ; d’autre part, il était visiblement très agité puisque sa sœur le faisait boire au biberon « pendant les instants où il était tranquille[2] ». Anxiété, spasmes, difficulté à déglutir et hydrophobie (d’où le biberon), Benoit présente les symptômes habituels[3]. Même si lors de cas similaires, certains praticiens y voyaient les effets d’une hallucination, du tétanos ou encore de l’épilepsie[4]…
Saigner le malade…e
Les proches de Benoit ont accompagné son calvaire et ont tout fait pour le sauver. Sa sœur et ses parents viennent dormir à son domicile. Le 1er aout, tentant le tout pour le tout, sa femme et un oncle charretier le transportent à Chartres pour « consulter un médecin ». Sans résultat. Alors le convoi repart pour Voves. L’horreur des derniers moments est consignée en quelques mots dans le courrier du commissaire de police au préfet : « On a été obligé de saigner ce malheureux aux quatre membres et de l’étouffer après ». La saignée ? Certains médecins pensaient que la salive de l’animal enragé contenait un venin qui passait dans le sang[5]. La saignée avait vocation à purger le « mauvais sang ».
puis l’étouffer ?
En cas de fureur, Antoine Portal (1742-1832) préconisait « de lier les malades dans leur lit », mais ajoutait « combien il serait cruel de les étouffer comme on l’a fait pendant plusieurs siècles dans l’Europe ». Pourtant, cette pratique, écrit l’historien Jean Théodorides, « a survécu dans les campagnes jusqu’à l’époque de Pasteur[6]« . Il s’agissait d’abréger les souffrances, mais aussi de se prémunir des accès de fureur et d’une éventuelle contamination, objet des préoccupations, justement, du commissaire de police.
Autorités et proches inquiets
En effet, la femme Benoit n’a pas quitté son mari pendant la maladie. Or, des témoins note « qu’elle a quelque chose de hagard dans la vue ». De l’enfant à venir, « on craint qu’il n’apporte en naissant le germe de la rage[7] ». La sœur et les parents du malade ont été en contact avec sa salive, la première pour avoir « porté le biberon à sa bouche » afin de le désencombrer en « soufflant dedans », les seconds en ayant « l’imprudence de coucher dans les mêmes draps qui étaient encore mouillés par l’écume que leur fils y avait jetée ». Rassurer ce petit monde ainsi que « les gens du pays » était une impérieuse nécessité. Dans sa lettre du 30 aout 1829, le maire de Voves expliqua au préfet que la situation était maîtrisée. « Ils se sont faits administrer un traitement analogue aux circonstances[8] et en ce moment ils sont tranquilles et sans inquiétude suivant le rapport de Vaucoret [l’officier de santé] ».
Epilogue
Le 6 juillet 1885, Pasteur vaccine avec succès le petit Joseph Meister mordu par un chien enragé[9]. En France métropolitaine, les deux derniers cas datent de 1924 et 2019. Mais dans le monde, la maladie provoque environ 50 000 morts par an, principalement en Asie et en Afrique.
Ci contre,Le petit Joseph Meister vacciné. En arrière-plan, Pasteur. L’Illustration, 7 novembre 1885. Coll. personnelle. DR.
Notes
[1] La durée d‘incubation de la rage est habituellement de 2 à 3 mois, mais peut aller d’une semaine à un an.
[2] Lettre au préfet, 22 aout 1829. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 M 204 bis.
[3] On sait aujourd’hui que le virus rabique infecte le système nerveux, perturbe les neurones, notamment ceux qui régulent l’activité cardiaque ou la respiration. Certains praticiens
[4] Bosquillon (1744-1814) estime que la rage est une maladie imaginaire. Les malades ne meurent pas de la rage, mais de la terreur de la rage. Cependant, à la même époque, des recherches démontrent qu’il existe bien une rage réelle transmissible. Par inoculation de salive, François Magendie (1782-1855) et Gilbert Breschet (1784-1845) réussissent à transmettre la rage de l’homme au chien.
[5] Boissier de Sauvages (1706-1767) dans sa Dissertation sur la rage.
[6] Jean Théodorides, de la rage en France au 18e siècle p 112. https://www.biusante.parisdescartes.fr. A ce sujet, voir aussi l’article du « généraliste ».
[7] Marie-Rosine Benoit, née le 5 novembre 1829, mourut le 12 janvier 1830.
[8] Le lecteur appréciera la litote. Du traitement, nous ne savons rien sinon… qu’il était forcément inefficace.
[9] Aujourd’hui, on ne sait toujours pas guérir la rage. Seule la vaccination antirabique pratiquée immédiatement après la morsure permet d’éviter à coup sûr l’apparition de la rage chez un sujet mordu par un animal infecté.
A Bû, il y a au cimetière un jeune Aubé mort de la rage vers 1924 (je peux vérifier l’année de son décès). Un de mes oncles était un de ses frères et on racontait à Bû que, comme dans le texte ci-dessus, il avait été étouffé entre 2 édredons.
Toujours aussi intéressantes les « Chroniques Euréliennes ». Bravo, Mr DENIZET.