31 mai-26 juillet 1853 : Jenny et Henri en voyage de noces.

Un document exceptionnel

La mode du voyage de noces au XIXe siècle se répand à partir des années 1830 dans la bourgeoisie aisée[1]. Mais les récits qui en relatent étapes et impressions sont très rares. C’est pourquoi les « Souvenirs de deux mois de voyage » écrits par Henri Pélé sont d’un intérêt exceptionnel[2]. D’une belle écriture, ce marchand de vin en gros de Courville-sur-Eure a couché sur un album le menu des journées passées du 31 mai au 26 juillet 1853 avec Jenny, sa jeune épouse[3]. S’il l’associe au récit puisqu’il écrit « nous », il ne cite qu’une fois son prénom et il est impossible de savoir si Jenny partage ses impressions de voyage.  Gageons que l’itinéraire ait été composé par les deux.

Jenny et Henri en voyage de noces

Premiers mots de l’album. : « souvenirs de deux mois de voyage ». On ne dit pas encore « voyage de noces ». Archives départementales d’Eure-et-Loir, 113 J 34.

Voyage de noces, début de la vie à deux

Quand ils prennent le large le 31 mai, un mois après leur mariage, ils s’éloignent de la famille, de la domesticité et des mondanités. Abandonnés à eux-mêmes, ils s’adonnent à la découverte, celle des horizons inconnus, celle plus intime de la carte du tendre.

Jenny Courtois, épouse Pelé. Années 1850, sans date précise. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 113 J 34.

Des souvenirs communs s’impriment dans les mémoires, socle de leur vie commune à venir. Mais de l’album de voyage ne sourd rien de l’émerveillement d’être à deux. Du for privé, il n’est pas question, pudeur oblige. Alors que dévoile l’album d’Henri ?

Le tour de France d’Henri et de Jenny

Partis de Chartres, Jenny et Henri entreprennent un quasi tour de France. La première semaine, ils sacrifient aux visites des proches : arrêt familial à Ouarville, puis à Orléans où Henri a noué des amitiés pendant ses études. Débute ensuite le saut dans l’inconnu vers le sud- ouest. Bordeaux est en vue le 21 juin.

Dessin de Saintes par Henri. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 113 J 34.

Le sud de la France est l’apogée du voyage. Henri et Jenny consacrent presque deux semaines aux Pyrénées et à ses abords avant de pousser vers Toulouse et Carcassonne le 6 juillet. De là, se profilent les rivages méditerranéens dont Emma Bovary rêvait si fort :  Cette [sic], Montpellier, Marseille et Arles du 7 au 17 juillet. S’engage, enfin, la remontée vers Chartres ponctuée d’arrêts à Nîmes, Avignon, Lyon, Dijon et Paris…

Une frénésie de kilomètres

En presque deux mois, 2700 kilomètres ont été parcourus… Une distance étonnante, surtout si on la rapporte à la vitesse de déplacement : dix kilomètres heure pour la plus lente ; cinquante kilomètres heure pour la plus rapide. La première ayant été plus fréquente que la seconde, Jenny et Henri ont passé au bas mot 135 heures dans les transports. Lesquels ?

De la diligence…

Tous les moyens de locomotion ont été empruntés. Certains renvoient au passé, d’autres s’inscrivent dans la modernité. Le mitan du siècle est en effet une période charnière. La première partie du voyage est faite au rythme de la diligence. « 21 heures » de trajet pour les 200 kilomètres qui séparent Bordeaux de Pau, note Henri, sans acrimonie contre la lenteur et les cahots auxquels il est accoutumé.

Grande diligence, lithographie  de Victor Jean Adam (1801-1866).

A Toulouse, le couple s’installe sur « une barque de poste » qui glisse sur les eaux du Canal du Midi à l’ombre des arbres. L’arrivée à l’étang de Thau les fait entrer de plain-pied dans la modernité.

A la vapeur…

Pour rallier Sète, ils prennent pour la première fois de leur vie un bateau à vapeur. L’expérience est renouvelée de nuit sur « L’Océan » afin de rejoindre Marseille. Bien que la mer soit « très calme et le roulis insensible », Jenny éprouve « le mal de mer ».

Le bateau à vapeur « l’Abeille ». Lithographie de Brunet, H, musée Carnavalet.

 Excepté deux étapes de navigation fluviale à vapeur, la remontée se fait en train vers la capitale d’où se déploie le réseau naissant des chemins de fer. Très sobre, Henri ne dit mot du prodige de la vitesse qu’il a sans doute déjà ressenti : la gare de Chartres a été inaugurée par le président Louis-Napoléon Bonaparte le 5 juillet 1849.

Henri et Jenny en visite

Vingt-cinq villes arpentées en deux mois : qu’ont visité les jeunes mariés ? Henri cite le nom des monuments visités – une vingtaine à Bordeaux par exemple – mais ne s’attarde guère. Parfois, en une phrase, il en relève l’intérêt. Ainsi en est-il du château de Blois restauré « sous Louis Philippe » et dont « les appartements sont rétablis avec les dorures et toute l’ornementation qu’ils avaient au 16» et de celui de Pau où naquit Henri IV. De la chambre de Jeanne d’Albret, sa mère, les fenêtres « ouvrent sur les Pyrénées ». 

Jenny et Henri en voyage de noces.

La page rédigée sur Pau et le château. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 113 J 34.

Notre voyageur est sensible aux promenades de Poitiers et à celle du Peyrou à Montpellier, qualifiée de « magnifique ». S’il est muet sur les murailles de Carcassonne, il fait de l’enceinte d’Avignon, « l’une des plus belles de France », observant en passant que le Palais des papes est réduit à l’état de « caserne ».

Admiration des monuments romains

Homme pétri de culture classique, il consacre ses plus longs développements aux vestiges de l’Antiquité.  « De l’ancien théâtre [d’Arles] et des ruines que l’on vient de déblayer[4] », Henri observe qu’il est « facile de reconstruire par la pensée le monument primitif dans son entier et l’emploi de toutes les parties. La même chose s’applique aux arènes fort bien conservées ». Celles de Nîmes sont l’occasion de célébrer le génie des Romains dont les monuments s’inscrivent dans le temps long[5] : « Voyant la solidité des blocs, les joints invisibles et sans mortier on est convaincu que le temps n’aurait pas suffi pour les détruire sans l’aide des barbares et des guerres qui ont ensanglanté le Midi. »

La cour de la Miséricorde au début du XIXe siècle, avant le dégagement du théâtre antique d’Arles. Des copistes sont à l’œuvre. source : https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_d%27Arles

Mais aussi des déceptions 

En certaines occurrences, Henri n’hésite pas à être tranchant.  D’un trait de plume, il exécute les deux églises de Niort « qui n’offrent aucun intérêt », juge les ex-voto de Notre Dame de Fourvière « désagréables au point de vue l’art » et fait un sort à Tarbes : « pas un monument remarquable dans cette ville ».

Leur tour de France allie mémoire et culture. Henri et Jenny sont des privilégiés : rares sont ceux qui ont le loisir de voir cette richesse patrimoniale et, nous le verrons dans la chronique suivante, des paysages époustouflants. Le tourisme en est à ses balbutiements. 

Note

[1] C’est qu’à partir des années 1870 que s’impose la dénomination « voyage de noces ». Au XVIIIe siècle, les jeunes aristocrates nouvellement mariés partent en voyage. Mais c’est pour rendre visite à la belle-famille et visiter leurs « biens ».

[2] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 113 J art. 34.

[3] Née Courtois, le 6 avril 1833 à Chartres.  Son père est négociant ( tissus). La famille vit au 6 rue de la Foulerie. Henri Pelé est né à Courville le 28 aout 1828.  Le mariage a lieu à Chartres le 25 avril 1853. Jenny a 20 ans, Henri 25.

[4] Les travaux de déblaiement ont démarré en 1822.

[5] Le temps long d’Henri n’est pas le nôtre. En 1853, c’est la chronologie biblique qui fait autorité. L’époque romaine n’est donc pas si éloignée de la Création du monde…