1833, Lèves, schisme et émeute.

Décembre- avril 1832-1833. Evènement exceptionnel, Dumas témoin. 

En dehors des épisodes révolutionnaires, les émeutes ont été très rares en Eure-et-Loir, département réputé paisible par les autorités. Pourtant, le 28 avril 1833, c’est une quasi insurrection qui enflamme le bourg de Lèves, à deux pas de la cathédrale de Chartres. Elle nous est connue par la presse locale et nationale, par les archives, mais aussi par le récit haut en couleurs qu’en fit Alexandre Dumas dans le chapitre 186 de ses Mémoires[1].  Au moment des évènements, le romancier était en villégiature chez son ami Barthélémy[2] au château de Levesville, voisin de Lèves.

Alexandre Dumas, photographié par Carjat. Wikipédia.

 

À l’origine de l’émeute, un curé « interdit »

Ni cherté des vivres, ni arrestations arbitraires, ni suppression de droits… La colère des Lévois ne répond à aucune des causes qui, habituellement, font brandir fourches et fusils. Non, les habitants de Lèves s’étaient fâchés tout rouge parce que Clausel de Montals, l’évêque de Chartres, avait relevé de ses fonctions leur curé, le nommé Ledru, desservant la paroisse depuis 1818. « C’est quelque chose d’assez curieux, à notre époque, qu’une commune s’insurgeant pour revendiquer son curé[3] », releva tout étonné Le Glaneur. Ce journal, d’ordinaire sans pitié envers la soutane, dressait le portrait d’un prêtre « affable, charitable avec tout le monde, tolérant sans faiblesse, religieux sans ostentation ». Et avec ça, sans manière. Alexandre Dumas le décrit « donnant aux hommes des poignées de main à les faire crier, allant se promener, le dimanche, autour de la danse ; excitant ses paroissiens à secouer, au son du violon et de la clarinette, les soucis de la semaine ; faisant raison aux meilleurs buveurs, et jouant le piquet de première force[4] ».

Le Glaneur, 20 décembre 1832. Les articles de ce journal libéral en faveur de l’abbé Ledru sont autant de piques contre l’évêque de Chartres, jugé réactionnaire.

L’arbitraire de l’évêque

C’est ce prêtre aimé de ses paroissiens que l’évêque de Chartres convoque à la mi-décembre 1832. Monarchiste très conservateur, Clausels de Montals est craint. Ses réparties sont cinglantes et ses arrêts irrévocables. Au curé Ledru qui lui demande les raisons de sa disgrâce, il répond – tout en jouant au billard – : « Je n’ai point à rendre compte de ma conduite, tout ce que je peux vous dire, c’est que vos principes ne sont point conformes à ceux de mon clergé ».

Clausel de Montals, évêque de Chartres ( 1824-1852).

Les Lévois vent debout !

Consternation, mais réaction immédiate et unanime des Lévois. Enfants, femmes et hommes, tous les paroissiens tiennent aussitôt assemblée devant la petite église. Il y a mille personnes au bas mot. D’abord, il est décidé d’assurer un revenu à l’abbé Ledru puisque désormais prêtre interdit, il est de facto privé du traitement de l’Etat. Puis une adresse à l’évêque est rédigée. En deux jours, elle recueille des centaines de signatures, celles des notables, membres du conseil municipal et juge de paix, suivies de celles des humbles dont certains, qui ne savaient signer, ont tenu à faire une croix. La voici :   

« Nous avons le bonheur de posséder depuis dix-sept ans un ecclésiastique respectable sous tous les rapports contre lequel jamais il ne s’est élevé la moindre plainte, le moindre reproche. Nous ne saurions trop nous louer de son zèle à secourir les pauvres et à donner des consolations aux malades, aussi il n’est pas un seul habitant qui ne le respecte et ne le chérisse comme son père. Cependant nous venons d’apprendre avec autant de surprise que de peine que vous venez d’interdire de ses fonctions M. Ledru. Nous vous prions donc de le rendre à nos vœux les plus ardents. »

Signatures des notables de Lèves et des paroissiens. Archives diocésaines, Chartres.

À l’évêché :  évêque obtus contre délégation excédée.

C’est en termes diplomatiques demander à l’évêque de revenir sur une décision aussi incompréhensible qu’arbitraire.  Le lundi 17 décembre 1832, une députation de plus de trois-cents personnes porte la pétition à l’évêché, « une petite armée, écrit Dumas, sans tambours, ni sabres ni fusils pour ne pas effrayer Monseigneur l’évêque ». Si le prélat consent à recevoir les membres de la municipalité, il reste de marbre à la lecture de l’adresse et se refuse à toute justification.

Pour les Lévois, ses motivations sont politiques : le ralliement enthousiaste du curé de Lèves à la Révolution de 1830 avait contrarié cet esprit réactionnaire, ardent partisan du régime de Charles X.  Très remonté, un conseiller municipal l’apostrophe : « Notre curé s’est fait citoyen, il a souscrit pour les glorieux combattants de juillet[5], il a béni le drapeau tricolore, il a habillé le tambour de la garde nationale de la commune. Voilà son crime que ni vous ni les vôtres ne lui pardonnerez jamais ». La fin de l’entrevue s’achève par un double avertissement :  la délégation l’accuse d’exciter « une espèce d’insurrection » et lui signifie que son refus aura pour conséquence le rattachement de la paroisse de Lèves « à l’Église de M. Chatel[6] ».  À ces derniers mots, l’évêque aurait pali.

L’abbé Chatel, fondateur de l’Eglise de France ( 1795-1857). Estampe, bibliothèque municipale de Besançon, EST.FC.1513.

Ralliement de Lèves à l’Eglise schismatique de l’abbé Chatel

Cette Église schismatique fondée en novembre 1830 essaime justement dans le Bassin parisien[7]. Révolutionnaire, sa doctrine s’ordonne autour de trois axes :  réconcilier Église et démocratie, Église et peuple (travail dominical autorisé, messe en français et non en latin, gratuité des sacrements) et concilier religion et chair (les prêtres pouvaient se marier, suppression de l’abstinence).

Ainsi qu’en atteste son « adresse aux habitants de Lèves » publiée en 1835, le curé Ledru s’était rallié dès l’origine à ces idées, incompatibles avec les dogmes et le droit canon de l’Église Catholique. Mais il s’était gardé de les professer publiquement, ne les évoquant que par des « voies détournées à ses fidèles[8]. » De cela, l’évêque de Chartres avait eu vent. Le motif de la révocation était donc autant – sinon plus – religieux que politique. Bientôt, le curé Ledru clarifia la situation en publiant une profession de foi qui inscrivait officiellement l’église de Lèves dans le courant de l’Eglise de France de l’abbé Chatel et de l’abbé Auzou, interdit lui aussi à Clichy. Le schisme était acté.

L’église de Lèves, Abbé Métais, 1908, p 151. Interdite à l’abbé Ledru à partir de décembre 1832.

Succès de la première messe en langue vulgaire

Le 27 janvier 1833, Ledru célébrait sa première messe en langue vulgaire, non dans l’église qui lui était interdite, mais dans une grange qui lui faisait face et dans laquelle trônait le drapeau tricolore, attaché à une poutre. Chacun avait apporté dans le nouveau temple un ornement, nappe, chandeliers, tapis, crucifix, table ou bancs. Isambert, député d’Eure-et-Loir de 1830 à 1831 et qui avait vécu durant son enfance à Lèves assista à l’inauguration de la nouvelle église : « Tout s’y est passé avec la plus grande décence[9] ».  Alexandre Dumas fit un trait d’esprit, jugeant que « c’était un peu plus ennuyeux qu’en latin en ce qu’on était à peu près forcé d’écouter. » Toujours est-il que, si l’on suit Le Glaneur du 7 février, les messalisants  étaient si nombreux qu’il y en avait « même plus au dehors qu’à l’intérieur »…

A suivre….

Notes

[1] Publiées entre 1852 et 1854, soit vingt ans après les faits. Pour l’essentiel, ce qu’écrit Dumas recoupe les autres sources.

[2] Républicain, il participe à la Révolution de 1830 à Paris. Propriétaire du château de Levesville, député d’Eure et Loir lors de la Révolution de 1848, il fut aussi maire de Bailleau de 1831 à 1852. Il fréquenta des intellectuels de l’époque et plus particulièrement Alexandre Dumas qui séjourna à plusieurs reprises à Levesville.

[3] Le Glaneur, 21 décembre 1832.

[4] Alexandre Dumas, Mémoires.

[5] Les trois glorieuses du 27, 28 et 29 juillet 1830, mettent fin au règne de Charles X.  Louis-Philippe lui succède. Il rétablit le drapeau tricolore et la garde nationale, favorise la liberté de la presse.

[6] Le Glaneur, 21 décembre 1832.

[7] Et dans une dizaine de départements en dehors du Bassin Parisien.

[8] Abbé Ch.Métais, Saint Lazare de Lèves, Revue des archives historiques du diocèse de Chartres, 1908,  p. 143.

[9] Le Constitutionnel, 2 mai 1833.

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