1913, la tigresse de Droué

Une tigresse à Droué pour un film

Ni le producteur du film, ni le dompteur Amar, ni le propriétaire de la carrière de la Boudinerie n’avait fait la déclaration prescrite par la loi auprès du maire de Droué. La tigresse, arrivée le 11 novembre 1913 en gare d’Epernon, avait tranquillement pris ses quartiers au « Grand Moulin », propriété du nommé Giron. Deux petits tigres l’avaient rejointe le 28 novembre. Il était temps : le tournage était prévu le lendemain. La tigresse s’était déjà illustrée dans des reconstitutions historiques, allongée aux pieds de Cléopâtre ou dévorant des chrétiens dans des arènes. Mais à Droué, il s’agissait de filmer une « vraie » chasse au tigre, comme aux Indes.

Hamed Amar, Le Petit Journal, 28 novembre 1913. L’un des trois fils du fondateur de la dynastie, Hamed Ben Amar.

Décor de jungle dans une carrière abandonnée

La carrière de la Boudinerie en était le décor parfait. Nature accidentée du terrain, éboulis de roches énormes, fondrières insondables, végétation impénétrable faite de ronces, d’ajoncs et de lianes entrelacées ; bref, « un vrai site de jungle », résuma le Petit Parisien[1]. Une jungle tout de même aménagée pour les contraintes du film. Le « terrain de chasse » était enclos de trois côtés par des palissades longues d’une trentaine de mètres et hautes de deux mètres cinquante ; un simple treillage surmonté de branchages et de genêts fermait le dernier côté.  Une fois sortis de leur cage dissimulée par un buisson, les fauves devaient se diriger tout droit vers les chasseurs embusqués derrière une barricade percée de meurtrières. C’était le scénario.

Tigresse de Droué

Les palissades en bois. En pointillés blancs, le trajet de la tigresse à partir de sa cage. Le Petit Parisien, 29 novembre 1923.

Dans la matinée du 29 novembre, une poignée de curieux, avides de frissons exotiques, était venue rejoindre l’équipe du film. Parmi eux, le nommé Redon, l’artisan qui avait fabriqué la palissade : « J’ai appris qu’une tigresse allait être tuée dans cette carrière, j’y suis allé en spectateur ».  En dehors du maire qui visiblement n’avait pas été informé, chacun fermait les yeux sur ce qui était à la fois un secret de polichinelle et un petit arrangement avec la loi. Le garde-champêtre dut reconnaître devant le juge un manquement à ses devoirs : « On savait bien que les bêtes étaient là et pourquoi elles y étaient. Mais il ne fallait pas avoir l’air de le savoir ».

Action ! Scénario à balles réelles

A midi, tout était prêt. Action ! Les opérateurs firent tourner la manivelle. Amar, le dompteur, ouvrit la cage. Les deux petits tigres sortirent, s’ébrouèrent puis s’arrêtèrent tout net. La tigresse apparut.  Coiffés d’un casque colonial, la mine concentrée, les chasseurs avaient le doigt sur la gâchette. Mais au mépris du scénario, l’animal obliqua subitement à droite. « À ce moment, expliqua Amar au juge d’instruction, les tireurs ont tiré dessus et l’ont blessée d’au moins cinq balles. Bien que blessée, elle a bondi par-dessus un treillage de deux mètres cinquante de hauteur et s’est enfuie dans les buissons. J’ai tiré moi-même plusieurs coups de revolver. Je la crois morte dans un fourré[2] ». 

Le témoignage d’Hamed Amar, belluaire, 25 ans. Archives d’Eure-et-Loir, 4 MP 633.

Selon La Dépêche d’Eure-et-Loir, les chasseurs auraient trop tardé à ajuster l’animal, soucieux de respecter la consigne : il fallait laisser avancer la tigresse le plus possible afin de ménager le suspense. La production tirait les leçons d’une malheureuse expérience. En juin 1913, dans la même carrière, un jaguar avait été abattu trop tôt. « Du sang-froid ! ne tirez pas trop tôt », leur avait recommandé le réalisateur.  Ils avaient cette fois tiré trop tard.

Où est passée la tigresse ?

Mais la tigresse était blessée, des traces de sang étaient visibles sur quarante mètres. Conscients d’être en délicatesse avec la loi, Amar, les chasseurs tentèrent de la retrouver par leurs propres moyens. En vain. C’est ainsi qu’alertée tardivement, la maréchaussée n’organisa les premières recherches qu’à 15 heures. Trois heures avaient été perdues. Dieu seul savait où était la fuyarde.

Au soir du 29 novembre, les battues n’avaient donné aucun résultat malgré le nombre considérable de fusils venus renforcer les gendarmes dépêchés à la fois par le préfet d’Eure-et-Loir et le sous-préfet de Rambouillet. La nuit venue, on fit de grands feux dans les fourrés qui, peut-être, lui servaient de repaire et, dans les campagnes environnantes, des moutons furent attachés à des piquets, histoire d’appâter le fauve affamé.

Une tigresse en fuite. Une aubaine pour la presse. La Patrie, 30 novembre.

Un pays sous tension

Si l’on suit la presse, qui avait déniché un sujet en or, la contrée vivait dans l’angoisse et la tigresse en vadrouille paralysait même l’économie : « Les ouvriers employés dans les carrières, les cultivateurs n’osaient plus pousser leurs charrues dans les champs, les bûcherons avaient laissé là leurs coupes, les couturières occupées dans les entreprises avoisinant Droué ne voulaient plus rentrer chez elles après le coucher du soleil, les mères de famille craignaient pour leurs maris et leurs petits[3] ». D’autant que, la féline, pourtant introuvable, paraissait douée du don d’ubiquité.  Aperçue en Seine-et-Oise, rodant en forêt de Rambouillet, puis tout près du château de Voisins, elle avait aussi été repérée en Eure-et-Loir, tout près d’Auneau, du côté de Bailleau-l’Evêque et prés de Mainvilliers, des témoins l’avaient entendu rugir…. Mais c’est de Lèves, dans la banlieue de Chartres, que vint la plus grosse frayeur. La nommée Coupeau eut son heure de célébrité quand elle conta sa rencontre avec la supposée tigresse. Les empreintes étaient, en fait, celles d’un chien.

Tigresse de Droué, 1913.

La Dépêche d’Eure-et-Loir, 29 novembre 1913.

Recherches vaines et soudain…

Les battues reprirent dans la matinée du 30 novembre dans le hallier épineux de la carrière, à l’endroit où avaient été repérées les traces de l’animal. À la petite troupe dirigée par le gendarme Lavigne s’était joint le reporter du Petit Parisien. Au cœur de l’action, il entraîne ses lecteurs dans la jungle inextricable. « Seul journaliste présent, je m’acheminai avec la vaillante cohorte. Méthodiquement, nous déchirant les mains aux épines, laissant de-ci de-là aux branches des lambeaux de vêtements, glissant, butant, nous explorâmes une assez vaste étendue de terrain sans rien apercevoir de suspect. De temps à autre, cinq ou six chiens, que nous avions avec nous, donnaient de la voix, ayant levé un lièvre ou un lapin. »

Soudain, un grand cri. Le gendre du propriétaire du Moulin de Droué, ancien spahi et amateur de grandes chasses, venait de découvrir la tigresse. Morte. Elle gisait à deux cents mètres du « terrain de chasse » d’où elle s’était échappée. « On respire dans toute la région », lâcha Le Petit Parisien. À l’aide d’une chaîne et de cordes, la bête fut trainée dans une clairière proche, puis portée à dos d’homme jusqu’au village avant d’être exhibée dans une grange. Tout le village défila. On fit des photos, le fauve aux pieds des valeureux chasseurs de la jungle de Droué…

La tigresse aux pieds des chasseurs et d’une femme. Le trophée, comme aux colonies. Excelsior, 30 novembre 1913. L’évènement est contemporain du premier livre sur Tarzan, « le roi de la jungle ».

Une tigresse abattue : un scandale ?

De l’incident, Le Casino de Paris, producteur du film, fit un argument commercial. Dès le 2 décembre, il annonçait dans L’Excelsior la diffusion de la « La mort du tigre », promettant aux spectateurs « toutes les péripéties de cette chasse émouvante, y compris la sensationnelle évasion du fauve sous les balles des chasseurs. Matinées et dimanche. Il est prudent de réserver ».

Qu’une tigresse ait été tuée pour les besoins d’un film ne souleva aucune réprobation.  Seul  – ou presque – Le Figaro s’émut qu’une  « pauvre vieille tigresse qui devait être sacrifiée dans cette scène dramatique » soit « morte d’épuisement et de faim » après avoir été atteinte de cinq balles. L’Intransigeant ironisa  sur ses confrères qui, « d’une sensibilité peut-être excessive, s’attendrissent sur la mort de cette pauvre tigresse ». La majorité des titres se contenta d’un récit sobre et sans commentaire. Mais certains ne résistèrent pas au trait d’humour évoquant par exemple l’occasion de s’offrir une nouvelle descente de lit…

L’épisode amusa… Caricature de l’ Éclair, 7 décembre 1913. La tigresse en fuite : « Fauve qui peut », écrit La Dépêche d’Eure-et-Loir.

Pour le journal des arts et de la culture, Coemedia, le scandale était ailleurs : « Il est vraiment regrettable d’aller faire le tour du monde, afin de rapporter des documents authentiques – ainsi qu’il est habituellement en usage au cinématographe dans les maisons sérieuses – pour que des impresarios d’occasion viennent, par des tartarinades aussi grotesques que celle-ci, jeter le discrédit sur les films que le public n’hésitera pas à croire truqués comme celui-là[4]. »

Animaux et cinéma : de la mort programmée aux images de synthèse

« Les animaux n’ont jamais quitté les plateaux de tournage, il leur arrivait même, de ne plus pouvoir en repartir vivants »[5], écrit Corinne Lesaine.   Cinq ans après la tigresse de Droué, un lion était poignardé à mort par le premier interprète de Tarzan au cinéma dans « Tarzan chez les singes ». En 1925, une centaine de chevaux mourraient lors du tournage de la course de chars dans « Ben Hur ».

Premier des Tarzan publié en 1912, Tarzan of the apes (traduit en Tarzan chez les singes) fut aussi le premier à faire l’objet d’un film.  

Au fil du temps, les sensibilités ont évolué et l’arsenal législatif s’est développé. Depuis la fin des années 1970, le Code rural « interdit les mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité ». En 1994, les délits à l’encontre des animaux sont précisés dans une section du code pénal distincte de celle des biens. La Fondation « 30 Millions d’Amis » propose depuis 1995 aux productions cinématographiques, publicitaires ou télévisuelles réalisées en France un visa certifiant l’absence de maltraitance des animaux acteurs . Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour substituer aux animaux vivants des images de synthèse, tel l’ours du film The Revenant. Vaste débat.

Notes

[1] 29 novembre 1913.

[2] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 MP 633.

[3] Le Petit Parisien, 30 novembre 1913.

[4] Coemedia, 29 novembre 1913. Idem dans L’Autorité et dans Le Progrès de la Somme,  1er décembre 1913

[5] In Corinne Lesaine, Mémoire pour l’obtention du Diplôme d’Etablissement « Protection Animale : de la Science au Droit » (DE PASD), Docteur en médecine vétérinaire, diplômée de la faculté de médecine de Nantes.