Le premier épisode de cette histoire raconte comment et pourquoi l’évêque de Chartres a jeté l’interdit sur le curé de Lèves, Ledru. Refusant de courber l’échine, l’abbé Ledru, soutenu par ses paroissiens, s’était alors affilié à une Église schismatique. Les ponts rompus, la tension monta tout l’hiver.
L’échauffourée du 12 mars 1833 : ses causes.
C’est le 12 mars qu’eut lieu la première échauffourée. Voici pourquoi. Un paysan de Lèves avait émis la volonté d’être inhumé selon les rites, non de l’Eglise de France de Ledru, mais selon ceux de l’Église romaine. L’évêque saisit l’occasion pour envoyer dans la ville rebelle un vicaire de sa cathédrale, l’abbé Duval. Il ignorait, écrit drôlement Alexandre Dumas « que jamais missionnaire entrant dans une ville de la Chine ou du Thibet n’avait été si près du martyre ».
Les faits
De fait, à peine arrivé, l’abbé Duval fut entouré par une foule hostile et saisi à la gorge, après avoir selon Le Glaneur tenu des « propos de halle » et insulté le drapeau tricolore[1]. Par miracle, un conseiller de la préfecture passait avec son cabriolet. Cet homme, connu et estimé par les fidèles de Ledru, ramena le calme et… l’abbé Duval à l’évêché. La famille du mort – qui attendait – se résolut à un enterrement à la manière de l’Église de France. Quoi qu’il en soit, le message était aussi limpide que l’eau bénite : les Lèvois s’opposeraient par la force, s’il le fallait, à la nomination d’un prêtre envoyé par l’évêché de Chartres.
Ralliement du curé Ledru à l’Eglise schismatique
Au début du mois d’avril, ils recevaient avec tous les honneurs le jeune abbé Auzou, curé de Clichy-la-Garenne. Ancien bras droit de l’abbé Chatel (avec qui il s’était fâché), il professait peu ou prou les mêmes idées et avait fondé l’Église Catholique apostolique française. Il officialisa le rattachement de la paroisse de Lèves à son Église dissidente. Les dames de Lèves lui offrirent une « ceinture aux trois couleurs dont il s’empressa d’orner ses vêtements de prêtre[2] ».
La réponse du prélat
Clausels de Montals n’entendait pas tolérer plus longtemps ce schisme à une volée de moineaux de sa cathédrale. Non seulement il compromettait son autorité, mais il pouvait inspirer d’autres curés de son diocèse en un temps où, justement, les idées de l’abbé Chatel essaimaient dangereusement de départements. La profession de foi de l’abbé Ledru avait circulé dans nombre de paroisses et si l’on en croit Le Glaneur, elle y était bien accueillie[3]. En outre, le prélat pensait – à tort – qu’une fraction importante des paroissiens était à ses côtés. Une réaction musclée s’imposait. Vint le 28 avril.
Lèves, matin du 28 avril 1833 : arrivée des forces armées
C’était le jour fixé par l’évêque et le préfet pour l’installation de l’abbé Dallier – le nouveau desservant. Les grands moyens mis en œuvre par les autorités civiles n’empêchèrent pas ce qui s’apparente à une véritable insurrection urbaine, sans équivalent en Eure-et-Loir au XIXe siècle.
Dès le matin, un escadron du 4eme régiment de chasseurs et une escouade de gendarmerie se positionnèrent devant l’église – fermée depuis trois mois, et qui , rappelons-le, faisait face à la grange où officiait justement l’abbé Ledru… Une heure plus tard, escortés de soldats, le préfet, le général commandant la place de Chartres et le colonel de la gendarmerie arrivaient sur les lieux avec l’abbé Dallier et un serrurier : des graviers avaient été introduits dans le trou…
Premières escarmouches
Dans le même temps, les Lévois, mais aussi des habitants des communes voisines, s’étaient massés sur la place. Cris et menaces firent déguerpir le serrurier tandis que l’abbé Dallier et l’adjoint au maire – qui s’était compromis en conduisant les autorités sur les lieux – étaient agonis d’injures. Le préfet en personne tenta de ramener la foule à la raison. En écho, ne lui parvinrent que slogans séditieux – « À bas les carlistes ! À bas les jésuites ! À bas l’évêque ! – entrecoupés des couplets de la Marseillaise et de la Parisienne.
Première retraite…
Le préfet jugea prudent de battre en retraite, mais dans la précipitation oublia les deux hommes qu’il était censé justement protéger : l’adjoint au maire et l’abbé Dallier. Le premier qui passait pour un traître à la cause se réfugia dans la mairie avant d’être sévèrement corrigé ; le second fut promptement appréhendé, fait prisonnier et enfermé dans une cave.
Des barricades
On s’embrassa, on se congratula, on but à la victoire. Les partisans de l’abbé Ledru croyaient la partie gagnée. L’illusion fut rapidement dissipée. Un informateur annonça que le repli était temporaire et qu’une ordonnance était partie pour Chartres avec mission de ramener des renforts. Aussitôt, sur les deux points de communication avec l’église, deux barricades furent formées avec des voitures renversées et des pièces de bois, des tables de l’école et des volets. Hommes, femmes et enfants firent provision de pierre. « Au bout d’une heure, écrit Alexandre Dumas, il y avait derrière chaque barricade assez de munitions pour soutenir un siège de huit jours ». L’abbé Ledru bénit les combattants et invoqua en français le Dieu des armées. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que la vigie en poste au clocher sonnait le tocsin : les troupes étaient en vue.
Bataille rangée et seconde retraite du préfet
Le préfet somma les insurgés de se retirer. Des barricades, répondirent des volées de pierres. L’une d’elles atteint le commandant des troupes. Qui ordonna : « En avant ! ». Les chasseurs, sabre en main, s’élancèrent à l’assaut. « Les Lévois, écrit Alexandre Dumas, firent une magnifique résistance. Une douzaine de chasseurs parvinrent à franchir l’obstacle ; mais, arrivés de l’autre côté de la barricade, ils furent écrasés de pierres. » C’est qu’ils avaient été pris à revers par des hommes aux aguets dans l’auberge du bourg. Faits prisonniers, les soldats dont finalement, on ne savait que faire, furent relâchés dans l’heure. Mais les esprits restaient très échauffés. C’est pourquoi, le préfet « voulant éviter l’effusion du sang, autorisa la retraite de la force armée, préférant cet acte de longanimité à un succès qu’il eût fallu acheter trop cher[4] ». Une retraite qui pour la seconde fois abandonnait l’abbé Dallier aux émeutiers. L’idée vint, qu’à tout prendre, il fallait le ramener là d’où il venait. Les poches remplies de pierres, les rebelles se mirent en route pour l’évêché.
En route vers l’évêché : « aller pendre l’évêque » ?
L’étrange cortège n’était pas sans emprunter à l’apparat carnavalesque de la Révolution française. « Un individu marchait en avant en faisant le tambour-major, et une jeune fille suivait par derrière battant ses sabots en guise de cymbales. Des coups de pieds et de poings, des bourrades de toute espèce furent prodiguées à l’abbé Dallier ; on mit dans ses mains un bâton orné de rubans tricolores. Quand elles se baissaient, on le forçait à les relever ; une calotte rouge fut placée sur sa tête, et on le força à crier : À bas la calotte ![5] ». Si l’on suit Alexandre Dumas, une virago – la bien nommée Grenadier – tenait l’extrémité de la corde qui avait été passée autour de son cou. Ne manquait que la pique. C’est ainsi que le curé Dallier fit la demie-lieu qui séparait Lèves de Chartres.
Son calvaire prit fin aux portes de la cité carnute. Des notables chartrains, émus par son sort, expliquèrent aux Lévois que le pauvre prêtre était d’abord une victime des machinations de son évêque. Dallier fut libéré sur-le-champ. Mais puisque la corde était libre, on décida, selon le mot de Dumas, « d’aller pendre l’évêque ».
Chartres, après-midi du 28 avril 1833 : le saccage de l’évêché
« On a laissé piller et dévaster l’archevêché de Paris [en juillet 1830], tonna La Gazette de France le 6 mai. Cette immunité a produit ses fruits : l’évêché de Chartres vient d’être l’objet des mêmes suites ». De fait, comme à Paris, les grilles, furent escaladées. L’un des hommes qui avait pénétré dans la cour s’empara d’une barre de fer, avec laquelle il brisa le cadenas qui fermait la porte. Les émeutiers s’engouffrèrent alors dans le palais. Mais le prélat avait quitté les ors de ses appartements pour la pénombre de la cathédrale où il célébrait les Vêpres. « La foule tourna alors sa fureur sur le mobilier. Les glaces, les carreaux de vitres, les lampes, les lustres, les pendules furent brisés ; le tapis de billard fut déchiré, et une cruche d’huile fut renversée dessus ; des billes de billard furent enlevées, un chandelier de plaqué fut aussi brisé, et le pied trouvé dans la cour ; enfin une voiture fut également brisée[6] ».
L’armée à la rescousse
Pressé de mettre un terme à cette folle journée où il avait été ridiculisé plus souvent qu’à son tour, le préfet commanda aux gendarmes, aux escadrons de chasseurs et à la garde nationale, peu motivée[7] – de se diriger vers l’évêché. Rétablir l’ordre, enfin.
Il y eut quelques blessés, le colonel des chasseurs et un capitaine de la garde nationale, méchamment atteint à l’œil par une pierre. Mais de combat, il n’y eut point. Ce fut une débandade à qui mieux-mieux vers Lèves à travers champs. Le soir, les barricades avaient disparu et le calme était revenu. À toutes fins utiles, Le gouvernement avait envoyé le général Schramm et cinq bataillons à Chartres…
Une guerre de religion ?
Traumatisé par cet évènement, un Chartrain exprimait dans Le Messager des Chambres son espoir que « cette guerre de religion [sic] qu’on était loin d’attendre en 1833[8] » soit terminée.
Suite et fin…. Le jugement des insurgés, la paix revenue ?
Notes
[1] Le Glaneur, 14 mars 1833.
[2] Le Glaneur, 4 avril 1833.
[3] Le Glaneur, 21 février 1833.
[4] Acte d’accusation cité par Le Journal de Paris, 29 juin 1833. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.
[5] Acte d’accusation cité par Le Journal de Paris, 29 juin 1833.
[6] Acte d’accusation cité par Le Journal de Paris, 29 juin 1833. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.
[7] Quarante-sept hommes seulement, y compris les officiers, se présentèrent. Ce qui montre qu’un certain nombre de gardes nationaux n’étaient pas pressés de défendre les intérêts de l’ombrageux évêque de Chartres. Un rapport de 1832 demandé par le préfet fait état « de 2523 gardes nationaux
dont 1223 inscrits au contrôle de réserve. Force civile, elle est organisée dans chaque commune ; elle élit ses officiers et sous-officiers ». À ce sujet, La Garde Nationale à Chartres au XIXe siècle, dossier de la médiathèque l’Apostrophe, novembre – décembre 2012.
[8] 30 avril 1833.
Cher Monsieur, Grand merci pour votre retour. A très bientôt pour une nouvelle chronique… Bien à vous Alain Denizet