1833, affaire de Lèves : quel épilogue ?

Le premier épisode de cette histoire raconte comment et pourquoi l’évêque de Chartres a jeté l’interdit sur le curé de Lèves, Ledru. Refusant de courber l’échine, l’abbé Ledru, soutenu par ses paroissiens, s’était alors affilié à une Église schismatique. Les ponts rompus, la tension monta tout l’hiver. Après une première échauffourée le 12 mars 1833, une véritable émeute éclate le 28 avril avec barricades à Lèves et sac de l’évêché.  Elle a fait l’objet du second épisode. Voici le troisième et dernier….

Accusés et accusées au tribunal 

Restait à sanctionner les coupables, journaliers, vignerons ou artisans originaires de Lèves mais surtout de Chartres et des communes proches[1]. Cinquante personnes furent arrêtées et jugées, des hommes au surnom ronflant – Chat Blanc, Bombance, Beauventre, Saint-Afrique ou Le Pape – ,mais aussi des femmes, celles qui notamment avaient outragé l’adjoint de Lèves et l’abbé Dallier. Douze inculpés furent traduits devant le tribunal correctionnel et le restant fut déféré devant la cour d’assises au début du mois de juillet 1833.

Félicité Royer, femme Macé, journalière et Jeannette Aiglehoux, femme Roby dite « Carnaval », jardinière, toutes deux de Lèves et Louis Bezard, dit Citro, journalier demeurant à Chartres et membre de la bande des « diamans ». Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

La plupart des journaux – Le Temps, Le Bonhomme Richard ou le Nouvelliste – réclamait des mesures exemplaires contre les membres de la « secte ».

Quelles sanctions ?

La balance de Thémis pencha vers la clémence. La cour d’assises acquitta tous les accusés à l’exception de Laurent Sébastien, 18 ans, dit « Louloup », qui avait par trop injurié le chef de bataillon de la garde nationale alors qu’il était « pris de boisson ».

Louis Bezard dit Louloup est « accusé d’avoir, à l’évêché, outragé par paroles, gestes… un chef de bataillon de la garde nationale de Chartres ». Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

Quant aux autres accusés, ils nièrent avoir lancé des pierres et pillé l’évêché. Doublet, l’avocat de la défense en fit presque de bons garçons. Dans son envolée oratoire, il précéda même Victor Hugo :  » Ce sont des hommes du peuple, des misérables », ajoutant pour excuser leur emportement :  » Ce sont des hommes d’action et parfois des hommes de cœur ». Certes prompts à jouer des poings, mais de la trempe de ceux qui avaient fait la « Révolution de juillet 1830 », releva finement l’avocat. Clin d’œil  à l’intention des jurés, majoritairement issus des rangs de la bourgeoisie, favorable aux réformes libérales de Louis-Philippe.

émeutes à Lèves, 1833

Extrait de la plaidoirie de l’avocat Doublet. Le Glaneur, 11 juillet 1833. Avant Hugo, il défend des « misérables ».

Après l’émeute, l’apaisement

Le procès de juillet s’inscrivait dans un contexte nouveau. Depuis le 28 avril, les esprits s’étaient apaisés. Lèves était sous le contrôle de la troupe, nourrie et logée par les ménages. De quoi calmer les ardeurs rebelles.  Par voie d’affiches le 4 mai, le préfet de Rigny appelait « les habitans de Lèves » à se défier des « faux amis » et à revenir aux fondamentaux : « Rester fidèles à la loi, à l’ordre… le plus sûr moyen de garder nos libertés ». Delessert, son successeur, mena une politique de conciliation, assura au ministre de la Justice que l’abbé Ledru n’était pas « méchant » et conclut ainsi son rapport : « Cette affaire de Lèves dort tranquillement[2] ».  

4 mai 1833, adresse du préfet de Rigny aux « habitans de Lèves ». Archives du diocèse d’Eure-et-Loir.

Un évêque patelin

De son côté, dans sa lettre pastorale du 12 mai 1833, l’évêque Clausels de Montals invita le jury à la magnanimité envers ceux qui avaient saccagé son évêché : « Que Dieu ait des regards de protection à ceux qui vont être jugés ». 

Extrait de la lettre pastorale de Clausels de Montal, l’évêque de Chartres, 12 mai 1833. Archives diocésaines de Chartres.

En maître patelin, il épargnait les paroissiens que, du haut de sa grandeur, il présentait comme des « hommes sans étude, distraits par leurs travaux champêtres, et aisément séduits quand on flatte leur passion ». Tel le berger accordant son pardon, il ne doutait pas de la contrition des Lèvois, ayant la « ferme confiance que cette portion de notre troupeau rentre dans le bercail de Jésus-Christ ». L’évêque réserva ses flèches à l’abbé Ledru. Déjà coupable d’insubordination, il avait surtout « érigé une église schismatique », profitant de la crédulité de ses paroissiens.

Deux débats de fond portés par le député Isambert

L’affaire de Lèves suscita dans la presse nationale des débats de fond. Isambert, ancien député d’Eure-et-Loir et conseiller à la cour de Cassation en était à l’origine. La manière dont les autorités préfectorales avaient géré les évènements lui avait fortement déplu. Le magistrat concentra ses critiques sur deux sujets : l’intervention de l’État dans ce qui relevait de la pratique cultuelle et, au niveau local, la fâcheuse tendance à considérer les églises comme lieu de culte réservé aux catholiques romains.

François-André Isambert, lithographie de Villain, 1829. 

I L’Etat a-t-il été impartial dans l’affaire de Lèves ?

Premier point, Isambert déplorait la partialité de la préfecture. De fait, elle avait apporté son soutien à l’évêque de Chartres – un réactionnaire – en lui prêtant le concours de la troupe pour rétablir le culte catholique à Lèves « au lieu de laisser chacun et chaque commune, adapter la forme qui lui convient le mieux[3] ». C’était pour le magistrat un manquement grave à la Charte Constitutionnelle, fondement du nouveau régime, qui stipulait que la « religion catholique est seulement celle de la majorité des Français ».

Comme, de droit et de fait, il n’y avait plus « de cultes privilégiés », Isambert en concluait, « qu’en matière de culte, c’est la seule loi de la majorité qu’il faut suivre[4] ». Or à Lèves, les partisans de l’Eglise de France – celle de l’abbé Ledru –  étaient de loin les plus nombreux. Le préfet, représentant de l’Etat, avait mis son nez dans des affaires qui n’auraient dû intéresser que les seules consciences.  Le député Isambert se saisissait de l’affaire de Lèves pour réactiver les idées favorables à la séparation des Églises et de l’État dont les jalons avaient été posés dès l’époque révolutionnaire.

II les églises sont-elles de droit réservées au cultes catholique ?

L’église de Lèves, Abbé Métais, 1908, p. 151. Interdite à l’abbé Ledru à partir de décembre 1832.

Second point : notant que les églises étaient propriété des communes, Isambert faisait observer qu’aucune loi ne subordonnait « leur destination au seul culte catholique romain ». N’étaient-elles pas « entretenues avec des deniers communaux levés sur les habitants sans distinction de croyances ? ». La conséquence était limpide : « Quand il s’agit de l’usage d’édifices appartenant à des communes, la raison crie que c’est la majorité qui doit en disposer ». Or, s’indignait Isambert, les partisans de l’abbé Ledru voyaient « avec surprise qu’on les obligeait à entretenir une église et un presbytère qui demeuraient fermés[5].

La réponse du camp conservateur

Son argumentation fut taillée en pièces par les journaux conservateurs. D’abord, dirent-ils, en haussant presque les épaules, les églises étaient depuis des siècles réservées au culte catholique.  Ensuite, ils pointèrent un manquement grave à ses devoirs de magistrat : conseiller à la cour de Cassation, il avait pris parti pour une cause sur laquelle il aurait peut-être à se prononcer. Enfin, ses prises de position étaient un appel à la désobéissance et, pire à la rébellion.

Que devinrent la paroisse de Lèves et ses paroissiens ?

 L’abbé Forges nommé par l’évêque fut installé le 21 juillet 1833. Mais il ne sut pas, selon l’abbé Métais, « mettre une digue au torrent d’indiscipline[6] ». Son église était peu fréquentée. L’abbé Ledru continua à dire la messe dans « la grange » bien que le nombre de fidèles se fut étiolé.

« Ministre fondateur de la nouvelle église chrétienne de cette commune » Extrait de l’acte de décès de l’abbé Ledru. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 3 E 209/010.

À sa mort en aout 1837, les Lévois demandèrent un autre desservant à l’évêque. Le 30 avril 1838, il envoya le jeune abbé Migneau à ses enfants prodigues, lesquels revenus au bercail étaient parfois rongés par l’inquiétude : « Les enfants baptisés, les adultes mariés, les vieillards enterrés par l’abbé Ledru, pendant les quatre années de schisme étaient-ils… bien baptisés, bien mariés, bien enterrés[7] ? » Avec une prudence consommée, le nouveau desservant « régularisa les unions, réitéra le baptême sous conditions aux enfants baptisés pendant le schisme puis les admis à la communion, après une instruction suffisante ».

Des églises dissidentes, encore…

L’Église de France de l’abbé Chatel et de l’abbé Auzou périclita dans les années 1850. Dans le dernier tiers du 19e siècle, elle inspira cependant L’Église gallicane de Loyson[8] sur plusieurs points : messe en français, hostilité à la toute-puissance du Pape, à la confession obligatoire et au célibat obligatoire des prêtres.  Le dernier sujet est plus que jamais d’actualité…

Hyacinthe Loyson, prêtre marié : sa femme, son fils. Photographie de l’atelier Nadar (vers 1890). Source, Gallica.

Notes

[1] À ce sujet, la liste des accusés.  Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

[2] Extrait de l’article de l’Écho Républicain, 3 septembre 1966. Merci à Jean-Charles Leloup de me l’avoir aimablement communiqué.

[3] Le Constitutionnel, 2 mai 1833. Comme cela avait été le cas à Clichy et à Pouillé en Vendée

[4] Le Constitutionnel, 5 mai 1833.

[5] Le Constitutionnel, 2 mai et 5 mai 1833.

[6] Abbé Ch.Métais, Saint Lazare de Lèves, Revue des archives historiques du diocèse de Chartres, 1908,  p. 153.

[7] Alexandre Dumas, Mémoires.

[8] Né à Orléans en 1827, décédé à Paris en 1912.