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Proust et les faits divers

En une du Figaro le 1er février 1907, Proust confesse son appétence pour la lecture du fait divers, ainsi défini : « Acte abominable et voluptueux […] grâce auquel tous les malheurs de l’univers pendant les dernières vingt-quatre heures, les batailles, les crimes, les grèves, les banqueroutes, les incendies, les empoisonnements, les suicides, les divorces [sont] transmués pour notre usage personnel en un régal matinal ». Les « années Proust » sont contemporaines du développement prodigieux de la presse et de la colonisation du fait divers à la une des quotidiens. Alors, comment le fait divers s’inscrit-il dans la vie de Marcel Proust et dans son œuvre ?

À Illiers, faits divers pendant les années « Proust » 

De 6 à 9 ans, Marcel Proust vint en vacances à Illiers entre 1877 à 1880 chez l’oncle et la tante Amiot. Durant ces années, une multitude de faits divers émaillent la vie de la bourgade.  Consignés dans les registres de la justice de paix, ils concernent aussi bien impayés, litiges entre propriétaires et injures[1]. Revue d’amabilités conservées au Archives départementales d’Eure-et-Loir ( série 4 U 15/55).

Ci-dessus, à gauche, la gare d’Illiers ; à droite, la place du marché à quelques pas de la maison Amiot ; au centre, vers 1877, Marcel Proust et Robert, son frère aîné, portrait de Modeste Chambay, photographe au Grand-Hôtel, Paris. DR.

Impayés…

Le vétérinaire Pinguet refuse de payer les 126 francs d’une machine à coudre acquise en 1875 par correspondance auprès d’un marchand parisien. C’est que, argue-t-il, la machine ne « correspond pas au modèle présenté par le journal ». Le 30 aout 1878, le juge de paix ne peut encore statuer sur cette chicane… 26 avril 1880, autre affaire qui traîne. Un litige oppose Labiche-Lefèvre, marchand de vin en gros à un tonnelier. Si le second reconnait être débiteur de 112 francs, il fait valoir qu’il n’a pas été payé par le premier de la location de fûts et de barils.

et injures

Le 24 aout 1877, la femme Cajet est condamnée à à cinq francs d’amende pour voir dit à sa voisine Thibault qu’elle était une G…, une P…, une S…., qu’elle pouvait aller retrouver ses maquereaux et qu’elle était une selle à tout cheval… ». Le 27 décembre 1878, Vincent Napoléon écope de 25 francs d’amende pour avoir traité Billard – devant témoins – de « voleur, canaille, crapule avant de lui « cracher à la figure » et de lui « mettre le poing sous le menton ».

Illustrations du chartrain Auguste Hoyau, extraites de l’almanach Le Messager de la Beauce et du Perche. De gauche à droite, année 1863, 1894 et 1855. Rumeurs, coups et larmes : affaires de village.

Aucun fait divers d’Illiers dans l’œuvre proustienne

De 1877 à 1880, aucun litige de la justice de paix d’Illiers ne concerne la famille de Marcel Proust. Et surtout, pas un de ces faits divers n’apparait dans son œuvre[1]. Excepté les domestiques, son monde n’est pas celui des petites affaires des petites gens, mais celui des mondains où, dans les ors des salons, hommes et femmes se livrent aux subtilités de l’esprit, s’abandonnent aux méandres de l’âme et dépensent sans compter.

Affaire Dreyfus, homosexualité, duel et escroquerie dans l’œuvre Proustienne

Affaire Dreyfus

Pour autant, À la recherche du temps perdu n’est pas exempte de faits divers.  Les romans sont jalonnés de références au premier d’entre eux : l’affaire Dreyfus[1]. Même si elle n’est ni relatée, ni expliquée, les personnages s’en entretiennent lors de discrets apartés.  Swann, tout comme le narrateur et Marcel Proust lui-même, sont dreyfusards tandis que Charlus, le duc de Guermantes et le père du narrateur passent pour être dans le camp opposé[2]. Les pétitions signées par Marcel Proust et son frère en faveur du capitaine suscitèrent la réprobation paternelle.

A gauche et à droite, pétitions parues dans l’ Aurore le 14 janvier 1898 et le 28 novembre 1898. Toutes deux, signées de Marcel Proust, mettent en cause l’enquête à charge contre Dreyfus. Au centre, Dreyfus à l’île du Diable. Le Petit Journal illustré, 27 septembre 1896.

Homosexualité

Traversée par la question de l’homosexualité – on dit alors « inversion » – l’œuvre de Proust évoque deux faits divers qui lui sont liés, notamment dans Sodome et Gomorrhe. Dans le prologue, Oscar Wilde est présenté comme une victime. Arrêté le 6 avril 1895, il est condamné à deux ans de travaux forcés. Puis, dans le même roman, Proust fait allusion à l’affaire Eulenbourg qui de 1907 à 1909 éclaboussa l’Empire allemand : des proches de Guillaume II avaient été accusés par la presse d’être des sodomites[1].

Duel

Les injures ne sont pas les mêmes que sur la place du marché d’Illiers… autre milieu, autres mœurs : pour avoir moqué dans le Journal du 3 février 1897  le « style précieux et prétentieux » de son premier livre Les Plaisirs et les Jours, Jean Lorrain avait été invité par Marcel Proust à se battre en duel au pistolet… C’était dans les bois de Meudon le 6 février 1897. Le jeune écrivain était à l’origine d’un fait divers…. Le lendemain, Le siècle fit état du duel :  « Deux balles ont été échangées, sans résultat ». Dans son œuvre, Proust évoque à plusieurs reprises des duels auquel son « narrateur » aurait participé.

Jean Lorrain à droite. Proust se montra « délicieusement héroïque » aux dires de son ami Robert de Flers. Photomontage du  » Point », 6 février 2022.

Escroquerie

Enfin, s’inspirant de l’escroc Lemoine, Proust s’essaya au pastiche à la manière de Balzac, Flaubert, Sainte-Beuve, Henri de Régnier, Journal des Goncourt, Michelet, Emile Faguet, Ernest Renan, Saint-Simon.  Lemoine avait en 1906 soutiré 1, 6 millions de francs la société De Beers, prétendant qu’il avait trouvé le secret pour fabriquer des diamants[1]….

Deux faits divers essentiels à la genèse de l’œuvre de Proust   

Mort du secrétaire bien aimé

En définitive, des faits divers, Proust dit peu dans ses romans. Cependant, certains ont joué un grand rôle dans son œuvre parce qu’ils furent au cœur de sa vie. Alfred Agostinelli, son grand amour, périt en mer Méditerranée dans un accident d’avion en mai 1913. Il lui aurait inspiré le personnage d’Albertine, figure majeure d’À la recherche du temps perdu[1]. Jeune fille raffinée, elle ne dédaigne par l’argot ; attirée par les hommes, mais sensible aussi aux jeux saphiques, elle cultive l’ambiguïté.

En page 7 du Figaro, 31 mai 1914.

Le matricide Van Blarenberghe

Mais plus que tout, l’assassinat de Mme Van Blarenberghe par son fils le 24 janvier 1907 agit comme un élément déclencheur dans la genèse même du projet littéraire. Proust qui connaissait le meurtrier, administrateur de société de chemin de fer, s’apprêtait d’ailleurs à lui envoyer un courrier. C’est en ouvrant les pages du Figaro qu’il apprit le drame. Le 1er février 1907, il publie en une sur quatre colonnes un article très personnel sur ce matricide.

 

Avant d’évoquer le drame – qu’il interprète à la lumière des mythes de l’ Antiquité grecque – Proust puise dans sa mémoire traits physiques et psychologie du meurtrier .

Comme ce matricide marquait la sortie du deuil de sa propre mère, décédé en 1905, Proust ressent, selon son biographe Jean-Yves Tadié, une « renaissance de la littérature ». Peu après l’assassinat, dans sa chambre capitonné de liège du boulevard Haussmann, il esquisse les premiers pas d’À la recherche du temps perdu et, par le jeu des impressions et du souvenir, fait retour à Illiers, bientôt Combray.

  • Notes

[1] A ce sujet, Un amour de Proust, Jean Michel Quaranta. Selon cet auteur, la disparition d’Agostinelli entraine un nouvel essor dans l’œuvre.  


[1] L’affaire Lemoine, Folio, 128 pages. 2 euros.


[1] Comme en Angleterre, l’homosexualité masculine était punie par le code pénal. Ce qui n’était pas le cas en France même si ces penchants « contre-nature » étaient réprouvés. Ces notations reflètent l’intérêt que Proust portait à « ce procès d’homosexualité » explique Kazuyoshi Yoshikawa.


[1] 256 fois au total

[2] Marcel et Robert Dreyfus, ont signé une pétition dans le journal l’Aurore pour la défense de Dreyfus. Proust fréquente le salon dreyfusard de Mme Kraus, mère de son ami Jacques Bizet


[1] 256 fois au total

[2] Marcel et Robert Dreyfus, ont signé une pétition dans le journal l’Aurore pour la défense de Dreyfus. Proust fréquente le salon dreyfusard de Mme Kraus, mère de son ami Jacques Bizet


[1] Au contraire de Maupassant, Balzac ou Zola qui s’inspirèrent souvent de faits divers.

Août 1829, face à la rage.

Le 22 août 1829, le préfet d’Eure-et-Loir sollicite l’aide du maire de Chartres à propos de la veuve Benoit, humble journalière de Voves. Serait-il possible de « la faire entrer à l’hospice et la mettre dans une chambre particulière pour connaître son état et lui faire donner des soins que sa position paraitrait exiger » ? La « position » de cette femme enceinte de six mois n’est pas banale. Son mari – 22 ans seulement – est décédé « à la suite de plusieurs accès de rage ».  Deux jours plus tard, le maire de Chartres – soulagé ? – oppose un refus poli au préfet. Aucune chambre n’est disponible.  L’histoire des époux Benoit concentre questions et hantises liées à la rage – on dit alors hydrophobie – soixante ans avant le vaccin de Pasteur.

Aucune mention de la rage dans l’acte de décès. Le maire affirma avoir été informé tardivement. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 3 E 422 / 011.

Comment Benoit a-t-il contracté la rage ?

Revenons au fait : comment Benoit a-t-il contracté la rage ? Au maire de Voves qui enquête à la demande du préfet, ses parents révèlent que leur fils « avait été mordu il y a environ sept mois[1] [en février 1829] par un petit chien basset à la joue en jouant avec lui, que le même jour il fut à la chasse avec ce même chien dans les bois de Genonville. Le lendemain, le chien disparut. Le bruit se répandit qu’il était parti enragé ». Très inquiet, le jeune homme demanda conseil au vétérinaire de Voves chez qui, justement, il faisait de la maçonnerie. Ce dernier lui demanda si le chien avait mangé après l’avoir mordu. Comme Benoit opinait du chef, le vétérinaire « lui dit qu’il n’y avait rien à craindre ».  C’est l’esprit apaisé que Benoit épousa Marie-Louise Garnier le 19 mai 1829, de sept ans son aînée, enceinte de trois mois.

Homme mordu par un chien atteint de la rage. Source : https://www.laaventuradelahistoria.es/cave-canem-la-lucha-contra-la-rabia

Des remèdes après la morsure ?

Benoit ne reçut donc aucun traitement après la morsure.  Or, certains étaient réputés efficaces à la condition d’être administrés rapidement. Selon Le Messager des Chambres le 28 juin 1829, il fallait « laver la morsure avec une dissolution de chlorure de soude ou de chaux » ou « appliquer un fer rougi, sur la plaie ». Quant au Journal politique du département de l’Aube du 8 juillet 1829, il rapportait une méthode éprouvée en Angleterre : « couvrir la place mordue d’autant de poudre à tirer qu’il en faudrait pour amorcer un fusil, y mettre le feu ».

Extrait de l’article du Journal politique du département de l’ Aube, 8 juillet 1829.

Benoit, tous les symptômes de la rage

Le 30 juillet, Benoit déclara les premiers signes de la maladie. Le 1er aout, il décédait à son domicile. Mort foudroyante commune à tous les cas de rage. Le commissaire de police de Chartres apporte deux précisions sur ses signes cliniques : d’une part « les draps du lit étaient souillés d’écume qu’il y avait jeté étant couché » ; d’autre part, il était visiblement très agité puisque sa sœur le faisait boire au biberon « pendant les instants où il était tranquille[2] ». Anxiété, spasmes, difficulté à déglutir et hydrophobie (d’où le biberon), Benoit présente les symptômes habituels[3]. Même si lors de cas similaires, certains praticiens y voyaient les effets d’une hallucination, du tétanos ou encore de l’épilepsie[4]

Saigner le malade…e

Benoit était appelé Lenfant. Extrait du rapport du commissaire de police de Chartres au préfet. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 M 204 bis.

Les proches de Benoit ont accompagné son calvaire et ont tout fait pour le sauver. Sa sœur et ses parents viennent dormir à son domicile. Le 1er aout, tentant le tout pour le tout, sa femme et un oncle charretier le transportent à Chartres pour « consulter un médecin ». Sans résultat. Alors le convoi repart pour Voves. L’horreur des derniers moments est consignée en quelques mots dans le courrier du commissaire de police au préfet : « On a été obligé de saigner ce malheureux aux quatre membres et de l’étouffer après ». La saignée ? Certains médecins pensaient que la salive de l’animal enragé contenait un venin qui passait dans le sang[5]. La saignée avait vocation à purger le « mauvais sang ». 

puis l’étouffer ?

En cas de fureur, Antoine Portal (1742-1832) préconisait « de lier les malades dans leur lit », mais ajoutait « combien il serait cruel de les étouffer comme on l’a fait pendant plusieurs siècles dans l’Europe ». Pourtant, cette pratique, écrit l’historien Jean Théodorides, « a survécu dans les campagnes jusqu’à l’époque de Pasteur[6]« .  Il s’agissait d’abréger les souffrances, mais aussi de se prémunir des accès de fureur et d’une éventuelle contamination, objet des préoccupations, justement, du commissaire de police.  

Autorités et proches inquiets

Second extrait du rapport du commissaire de police de Chartres au préfet. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 M 204 bis.

En effet, la femme Benoit n’a pas quitté son mari pendant la maladie. Or, des témoins note « qu’elle a quelque chose de hagard dans la vue ».  De l’enfant à venir, « on craint qu’il n’apporte en naissant le germe de la rage[7] ».  La sœur et les parents du malade ont été en contact avec sa salive, la première pour avoir « porté le biberon à sa bouche » afin de le désencombrer en « soufflant dedans », les seconds en ayant « l’imprudence de coucher dans les mêmes draps qui étaient encore mouillés par l’écume que leur fils y avait jetée ». Rassurer ce petit monde ainsi que « les gens du pays » était une impérieuse nécessité. Dans sa lettre du 30 aout 1829, le maire de Voves expliqua au préfet que la situation était maîtrisée. « Ils se sont faits administrer un traitement analogue aux circonstances[8] et en ce moment ils sont tranquilles et sans inquiétude suivant le rapport de Vaucoret [l’officier de santé] ».

Epilogue

Le 6 juillet 1885, Pasteur vaccine avec succès le petit Joseph Meister mordu par un chien enragé[9]. En France métropolitaine, les deux derniers cas datent de 1924 et 2019. Mais dans le monde, la maladie provoque environ 50 000 morts par an, principalement en Asie et en Afrique.

Ci contre,Le petit Joseph Meister vacciné. En arrière-plan, Pasteur. L’Illustration, 7 novembre 1885. Coll. personnelle. DR.

Notes


[1] La durée d‘incubation de la rage est habituellement de 2 à 3 mois, mais peut aller d’une semaine à un an.

[2] Lettre au préfet, 22 aout 1829. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 M 204 bis.

[3] On sait aujourd’hui que le virus rabique infecte le système nerveux, perturbe les neurones, notamment ceux qui régulent l’activité cardiaque ou la respiration. Certains praticiens

[4] Bosquillon (1744-1814) estime que la rage est une maladie imaginaire. Les malades ne meurent pas de la rage, mais de la terreur de la rage. Cependant, à la même époque, des recherches démontrent qu’il existe bien une rage réelle transmissible. Par inoculation de salive, François Magendie (1782-1855) et Gilbert Breschet (1784-1845) réussissent à transmettre la rage de l’homme au chien.

[5] Boissier de Sauvages (1706-1767) dans sa Dissertation sur la rage.

[6] Jean Théodorides, de la rage en France au 18e siècle p 112.  https://www.biusante.parisdescartes.fr. A ce sujet, voir aussi l’article du « généraliste ».

[7] Marie-Rosine Benoit, née le 5 novembre 1829, mourut le 12 janvier 1830.

[8] Le lecteur appréciera la litote.  Du traitement, nous ne savons rien sinon… qu’il était forcément inefficace.

[9] Aujourd’hui, on ne sait toujours pas guérir la rage. Seule la vaccination antirabique pratiquée immédiatement après la morsure permet d’éviter à coup sûr l’apparition de la rage chez un sujet mordu par un animal infecté.