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4 décembre 1850, incendie aux usines Waddington : un enfant coupable ?

Fondés en 1792, les établissements Waddington étaient devenus au mitan du xixe siècle l’une des entreprises textiles les plus prospères de l’hexagone. Forte de trois fabriques, elle s’était établie dans la vallée de l’Avre sur les communes de Saint-Lubin-des-Joncherets et de Saint-Rémy-sur-Avre. C’est à l’extrémité de ce bourg que se dressait la filature de Lisle, immense bâtisse de cinq étages, édifiée de 1823 à 1825 et percée sur chaque façade de plus de cent fenêtres. Fleuron de la société, dotée dès 1843 d’une machine à vapeur, elle occupait jour et nuit près de six cents employés, adultes et enfants. 

Le mercredi 4 décembre 1850 à 11 heures 30, alors que les ouvriers du troisième étage s’activaient à leur besogne, un fileur cria tout à coup « au feu[1] ». Des flammes d’une quinzaine de centimètre s’élevaient au-dessus du panier où reposaient les bobines de coton servant à alimenter le métier n° 2. S’emparant de la bouteille de cidre qu’il avait apportée pour son repas, le fileur Corbon la vida sur le feu. Son sang-froid évita une catastrophe : avec le plancher de bois imbibé d’huile, les déchets de coton à terre et les poutres de soutènement des cinq étages, le feu aurait trouvé des alliés dociles pour anéantir la totalité de la fabrique.

Dépêchées sur-le-champ, les autorités examinèrent le panier. Au fond, sous trois bobines de coton, étaient disposés des combustibles, poignée de balayures – bouts de coton imprégnés d’huile – morceaux de bois et d’osier, déjà à demi-consumés. Preuve était faite de l’intention criminelle. Plus étonnant, le panier renfermait aussi un porte-plume. Il fut aussitôt réclamé par le rattacheur Bachelet, un garçon de treize ans, qui déclara l’avoir perdu deux jours auparavant.

Faisant binôme avec Corbon – le fileur qui avait donné l’alerte et sacrifié son cidre – Bachelet était chargé de placer sur le métier à filer des bobines de coton posées dans le panier. Quand elles étaient vides, un autre ouvrier allait les regarnir à l’étage inférieur. Revenait aussi à Bachelet l’épluchage des balayures. Par conséquent, le maniement des paniers à proximité de son « métier » était de sa responsabilité. En pleurs, l’enfant dit à son fileur qu’il craignait d’être accusé.

On apprit qu’un mois plus tôt, le rattacheur Charles dit « Charlot » avait découvert dans son panier une allumette chimique. Le 7 décembre, trois jours après l’incident, le rattacheur Joseph repérait dans son panier une autre allumette chimique[2]. Glissée « entre deux couches de coton », elle aurait pu, aux dires du garçon, « mettre le feu » si, accidentellement, il l’avait froissée d’un geste vif.

L’émoi était d’autant plus grand que le 20 février 1850 – dix mois auparavant – la toute première usine des Waddington, sise elle aussi à Saint-Rémy-Sur-Avre, avait été dévorée par les flammes.  Le feu avait pris dans le conduit en bois destiné à faire parvenir le coton des étages supérieurs au rez-de-chaussée. Tour avait brûlé en trois heures. Les secours n’avaient pu sauver que le bâtiment de l’Horloge, précieux en ce qu’il renfermait des machines destinées à l’alimentation des deux autres manufactures.

Le sinistre fut attribué à la malveillance sans qu’aucun indice ne vienne à l’appui de cette thèse. « Cette impuissance à trouver le coupable et le succès du crime devaient encourager les malfaiteurs », conclut le procureur de la République le 27 décembre 1850 : en un mois, trois allumettes avaient été dissimulées dans trois paniers au troisième étage de la filature. Une véritable épidémie qui s’incrivait dans un contexte social et politique qui s’était tendu depuis 1848.  Le journal de Dreux avait fait état en février 1850 de lettres de menaces contre les fabriques des Waddington et en juin de la même année, le procureur général dénonçait au garde des sceaux la subversion socialiste qui gagnait les ouvriers de Saint-Rémy et de Saint-Lubin[3]. Certains auraient même entravé les secours lors de l’incendie de février 1850.

Les ouvriers, réduits au chômage forcé, reçurent d’abord du secours des ateliers de l’Etat. Puis, en attendant la reconstruction de la bâtisse, les Waddington imaginèrent de les employer de nuit sur la filature de Lisle. Les métiers tournaient à plein régime, sans interruption. Deux équipes se relayaient toutes les douze heures.

Des premiers éléments de l’enquête, il résulta que le binôme de nuit du métier n°2 n’était pas en cause. En revanche, celui de jour était suspect. Le soupçon se porta – non sur le fileur Corbon qui avait étouffé le feu, mais sur son rattacheur, le petit Bachelet. Le juge d’instruction l’interrogea, l’engageant vivement à dire toute la vérité : savait-il qui avait placé les combustibles dans le panier et frotté l’allumette ?  Était-ce, par exemple, le rattacheur du métier n° 1, son voisin ? Bachelet le disculpa. Certes, il était passé tout près du panier incriminé, mais en courant car il allait aux latrines.

Le juge fit ses comptes : ni l’équipe de nuit, ni les fileur des métiers 1 et 2, ni encore le rattacheur du métier n° 1…. Par élimination, il ne restait que lui, Bachelet. Ne s’était-il pas d’ailleurs désigné comme coupable quand il avait déclaré avoir pris quatre bobines, juste avant que les flammes ne jaillissent ? Et puis, il y avait son porte-plume tombé dans le panier…

Cerné par les questions du juge, confus dans ses réponses, empêtré dans ses contradictions, Bachelet, petit bonhomme haut comme trois pommes – « quatorze décimètres », écrit le rapport – avoua tout. À 10 heures 30, il avait déposé les balayures, le petit bois et l’osier dans le panier ; à 11 heures 30, jugeant le moment propice, il avait tiré une allumette chimique de la poche de son gilet. « Mais comme j’étais pressé, j’ai pris en même temps dans ma main mon porte-plume, j’ai bien vite frotté l’allumette sur le bois d’une bobine vide et je l’ai mise sous les trois bobines de coton qui ont pris feu. Mon porte-plume est tombé dans le panier. »  

Le juge : et la seconde allumette trouvée dans un panier le 7 décembre par le rattacheur Joseph ? Dans sa lancée, Bachelet reconnaît qu’il l’a donnée à Pelletier, un rattacheur de douze ans qui « fume la pipe comme un homme ». Appréhendé, Pelletier explique qu’il avait voulu imiter son camarade, pensant que l’allumette pourrait s’enflammer à la faveur d’un contact.

Le 5 décembre 1850, Bachelet quitte ses parents – de modestes journaliers – ses deux petites sœurs, son hameau du Plessis, ses camarades et son atelier. Il est écroué à la prison de Dreux en attendant le procès en assises : au regard de la loi, il a commis un crime. C’est pourquoi peut-être, il modifie sa version des faits le 7 décembre. Oui, le porte-plume et l’allumette ont bien atterris dans le panier, mais à cause d’un geste malheureux lorsqu’il a saisi son gilet accroché à sa verticale. Le feu a dû se déclarer au remuement des bobines… Un conte à dormir debout qui laisse l’instruction de marbre.

Des interrogatoires de Bachelet, de ses camarades et de ses parents émergent non seulement la matière du fait divers, mais aussi – et peut-être surtout – le quotidien d’un enfant de treize ans au mitan du siècle, rattacheur dans une filature.


[1] Tous les extraits cités, sauf exception signalée, proviennent du dossier d’assises. 1ere session, 1851. Archives départementales d’Eure-et-Loir.

[2] Allumettes chimiques, sans sécurité. Elles s ’allumaient sur n’importe quelle surface.

[3] Geneviève Dufresne-Seurre, Les Waddington, une dynastie de cotonniers en Eure-et-Loir, SAEL, 2011, p. 128 et 189.

Le petit Bachelet, 13 ans et 13 heures de travail par jour à la filature

Le 4 décembre 1850 Le petit Bachelet est accusé d’avoir tenté d’incendier la filature de Lisle, propriété des Waddington, sise à Saint-Rémy-sur-Avre (28). Le dossier d’assise éclaire de façon saisissante les conditions de vie d’un garçon de 13 ans.

L’école avant le travail en usine

D’après sa mère, le petit Bachelet travaille à la filature depuis « quatre ou cinq ans », c’est-à-dire depuis l’âge de huit ans. En principe, de 8 à 9 heures, sa journée commence à l’école de l’entreprise[1], ouverte tout récemment, le 21 octobre 1850. Il est censé y apprendre les rudiments de la lecture et de l’écriture. Bachelet avait affirmé au juge qu’il formait des lettres avec son porte-plume « tous les matins avant l’ouverture de la classe ». Il est contredit par son maître. D’abord, cette dernière note de nombreuses absences de cet élève jugé toutefois « doux et docile ».  Surtout, il l’estime incapable de tenir la plume puisqu’il s’exerçait uniquement sur une ardoise avec une craie.

Le juge confronte le petit Bachelet à son maître.  » J’écrivais avec une plume le matin avant que M Gauthier fut arrivé ». Le maître :  » Et sur quoi donc écrivais-tu ?…tu n’avais pas de papier « 

Encore un mensonge, interpréta l’instruction ; il s’agissait peut-être et seulement d’un enfant qui rêvait d’écrire.

12 heures de travail par jour

Après l’école, du lundi au samedi, de 10 heures à 23 heures, le jeune rattacheur est en poste auprès de son fileur. Treize heures de présence, soumis à la pression des « grands », au milieu du bruit et de la poussière, entrecoupées d’une pause pour dîner de 14 à 15 heures. La loi de 1841 qui limite à huit heures le travail des enfants de moins de douze ans ne le concerne plus. Mais les Waddington peinaient à la respecter et il est plus que probable que le petit Bachelet ait subi ces horaires éprouvants. En atteste, en janvier 1851, le rapport du sous-préfet de Dreux : « Les enfants travaillent douze heures entières ainsi que les hommes[2] ». Il confirme ainsi les conclusions d’un rapport de la commission d’inspection du travail de 1845. En revanche, conformément à la loi, âgé de moins de 16 ans, Bachelet ne travaille ni de nuit, ni le dimanche.

La filature de Lisle. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 6 j 13.

Quitter l’usine à 23 heures

Quand la journée de travail s’achève à 23 heures, il rentre chez lui au Plessis avec ses camarades. La vingtaine de minutes du trajet s’étire parfois au gré des humeurs. Un marchand de vin se souvient qu’en mars 1850, les enfants sont venus consommer « un litre de vin, un verre d’eau de vie et une livre de pain ». Le plus dévergondé est le rattacheur Pelletier qui a douze ans « boit comme un homme, fume et prise » tout en jurant « au nom de Dieu quand sa pipe s’éteint ». De temps en temps, les maitres fileurs mènent leurs rattacheurs « au cabaret lorsqu’ils sont contents de leur travail ».

1 la filature de Lisle.  2 Le hameau du Plessis. En marron le trajet du petit Bachelet, deux kilomètres. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 FI 219. Plan de 1868.

Les retours sont aussi ponctuées de disputes. À un rattacheur qui le bat, Bachelet promet de tout rapporter « à son papa ». Coïncidence ? Le mardi qui précéda sa tentative d’incendie, il avait dit à son père « qu’il faudrait qu’il vienne au-devant de moi » car il y a « le petit Cordier qui nous attend à la sortie de la fabrique…. Il m’a donné un coup de poing que me fait encore mal ».

Couché à minuit

Vers 23 heures 30, il arrive au seuil de sa maison. Alors, raconte sa mère au juge, « il frappe à la porte. Si elle n’est pas fermée au verrou, nous lui disons d’entrer, si elle l’est et c’est le plus ordinaire, son père se lève et va lui ouvrir. Il entre, on lui allume la chandelle, on lui donne sa soupe, il la mange, je le fais coucher, je le couvre, j’éteins sa lumière et je me recouche ».  Mots d’une maman envers un enfant : « Je le couvre » … Il est alors près de minuit. Et c’est ainsi chaque jour, à l’exception du dimanche où il peut jouer, voir ses amis en dehors des heures qu’il faut distraire pour le catéchisme, la messe et les Vêpres…

Ses mobiles : « J’étais ennuyé de mon travail »

Face au juge, le petit Bachelet est formel. Il a agi seul et n’a rien confié à ses camarades de son funeste projet qu’il nourrissait depuis deux mois. « Quand j’ai quelque chose dans la tête, il faut que cela se fasse ». Au magistrat qui le questionne sur ses mobiles, il répond : « J’étais ennuyé de mon travail qui, commençant chaque jour à 10 heures du matin, ne finissait qu’à 11 heures du soir ; je voulais anéantir la fabrique pour ne pas plus être obligé d’aller y travailler. J’espérais que mon père m’enverrait alors chez une de ses sœurs qui demeure à la campagne et qui avait demandé à m’avoir chez elle… pour y garder des moutons ». Une déclaration qui, selon l’instruction « porte le cachet de la vérité ».

L’usine ou la campagne. À gauche, enfant dans une filature fin 19e siècle à Manchester ; à droite Pastorale, Francesco Paolo Michetti 1885-1890. DR.

La version des parents

Mais les parents tombent des nues : jamais leur fils, contrairement à ce qu’il prétend, n’a formulé devant eux un tel vœu. « En disant cela, il ment », conclut le père qui argumente même en sens inverse : « Il avait toujours le cœur à l’ouvrage et la crainte de ne pas être exact à l’heure indiquée l’occupait beaucoup. »

Le témoignage de la maman. Le juge : « Mardi soir, votre fils vous a-t-il exprimé l’intention de ne plus aller travailler à la fabrique ? Elle :  » non […] il ne m’a jamais dit cela, il n’en a pas parlé non plus à son père. Il travaille depuis quatre ou cinq ans chez M. Waddington »

En revanche, il confirme que sa sœur de La Framboisière, près de Senonches, « lui avait demandé son fils en 1847 quand le pain était dur[3] » et qu’elle avait renouvelé sa proposition en 1849, promettant de l’élever comme son propre fils. « J’ai refusé car je tiens à mes enfants ». Il n’est pas douteux qu’à la fibre paternelle se soit combiné l’intérêt de la famille, celle de pauvres journaliers : le salaire de leur garçon était un appoint. Le sachant ou le devinant, l’enfant de 13 ans n’avait pas exprimé clairement son souhait de vivre chez sa tante pour y « garder les moutons ». Le seul indice visible de son mal-être tenait à sa peur d’être battu par ses camarades sur le chemin du retour à 23 heures.

11 mars 1851 : aux assises, la question du discernement.

Le petit Bachelet comparait sur le banc de la cour d’assises de Chartres le 11 mars 1851. Le Constitutionnel en dresse un portrait à charge[4]. « En songeant à son âge, on se demande quelle étrange et précoce perversité a pu le porter à un pareil crime. » D’autant que le milieu familial est sans reproche. Le défenseur, à côté duquel son père est assis, fournit « sur la moralité de cette famille, lecture des certificats les plus honorables ».

Le défenseur, l’accusé ( ou le père de l’accusé…), les juges. Daumier (1808-1879). DR.

La question centrale est celle de la conscience de ses actes. Oui, répondent l’accusation ainsi que Le Constitutionnel : « Il a conçu et exécuté le but qu’il poursuivait. Les mensonges et les ruses de ses déclarations premières ne permettent pas de croire qu’il ait agit sans discernement. » 

Quel verdict ?

Promettant de dire toute la vérité, Bachelet reconnait reconnaît avoir arrangé le panier et y avoir mis le feu ; seulement il revient sur ses premières déclarations, soutient qu’il voulait seulement brûler les balayures, pour ne pas être corrigé, ce qui arrivait quand elles n’étaient pas rangées. Malgré les observations du président qui lui fait voir l’invraisemblance de cette déclaration, le jeune accusé persiste dans cette nouvelle version.

Si Bachelet est déclaré coupable, le jury répond « non » sur la question du discernement. Il évite ainsi la prison dont son avocat avait souligné les dangers, mais écope de trois ans en maison de correction. Cette relative clémence peut s’expliquer par le brio de la défense, mais aussi par la déclaration de Frédéric Waddington, toute en modération, pour qui le geste de son rattacheur « fait en plein jour, au milieu des ouvriers, ne pouvait avoir de suites bien graves ».

Frédéric Waddington, un « bon père  » pour ses ouvriers

Le dimanche 31 novembre, il reçoit des mains du général Lebreton la Croix de la Légion d’Honneur. Un banquet de neuf cents personnes suit, rassemblant direction et ouvriers. Frédéric Waddington entendait ainsi remercier son personnel de la pétition « spontanée » adressée au président de la République[5]. Rapportée, l’œil humide, par Le Journal de Chartres[6], elle demandait pour leur patron – « leur bon père » – l’illustre hochet en raison de « ses bontés infinies et de ses sacrifices sans nombre ».

Le banquet organisé par les Waddington. 900 personnes. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 6 J 14.

Ce qu’est devenu le petit Bachelet 

Le petit Bachelet n’était pas de la fête. Son nom n’apparaît pas sur le recensement de septembre 1851, mais il est cité dans celui de 1856. Ses années de correction purgées, il a réintégré le domicile familial. Le 6 novembre 1859, il épouse Désirée Cintrat, une jeune fille de 17 ans. Les trois actes de l’état-civil de Saint-Rémy-sur-Avre qui le concernent – mariage et actes de naissance de ses deux enfants – le désignent comme journalier. Mais un journalier lettré, certes maladroit. Bachelet qui ignorait l’usage de la plume en 1850 avait appris à écrire en maison de correction :  sa signature apparait sur chacun des trois actes.  Le « petit » Bachelet est mort le 15 mai 1881 à 41 ans, au Plessis, hameau de Saint-Rémy-sur-Avre.

La signature d’Alexis Bachelet et de sa femme, acte de mariage. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 3 E 359/012 vue 150

Notes

[1] Selon la loi de 1841, tout enfant de moins de douze ans admis à travailler dans une manufacture est tenu de suivre une scolarité jusqu’à ses douze ans.

[2]  Geneviève Dufresne-Seurre, Les Waddington, une dynastie de cotonniers en Eure-et-Loir, SAEL, 2011, p. 179.

[3] Les prix avaient beaucoup augmenté. « Providence » de leur personnel, les Waddington avaient fait distribuer gratuitement des soupes et proposé des aliments à prix modiques. A ce sujet, la relation du Journal de Chartres, 21 mars 1847.

[4] Le Constitutionnel, 18 mars 1851.

[5] Compte tenu des tensions entre les ouvriers et la direction depuis 1848, la « spontanéité » est plus que douteuse. Selon Le Journal de Chartres, l’idée avait été recommandée aux ouvriers « sûrs » par le Général Lebreton, député d’Eure-et-Loir et fervent bonapartiste. 

[6] 23 novembre 1851.

4 décembre1850, incendie aux usines Waddington : le petit Bachelet coupable ?

Fondés en 1792, les établissements Waddington étaient devenus au mitan du xixe siècle l’une des entreprises textiles les plus prospères de l’hexagone. Etablis dans la vallée de l’Avre sur les communes de Nonancourt, Saint-Lubin-des-Joncherets et de Saint-Rémy-sur-Avre, ils en occupaient, en 1850, neuf cents ouvriers . C’est à l’extrémité de Saint-Rémy que se dressait la filature de Lisle, immense bâtisse de cinq étages, édifiée de 1823 à 1825 et percée sur chaque façade de plus de cent fenêtres. Fleuron de la société, dotée dès 1843 d’une machine à vapeur, elle occupait jour et nuit près de trois cents employés, adultes et enfants. 

De haut en bas, la filature sur les bords de l’ Avre, Saint Rémy et le hameau du Plessis où vit le petit Bachelet. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 FI 219.

Filature de Lisle : départ de feu au métier n° 2 

Le mercredi 4 décembre 1850 à 11 heures 30, alors que les ouvriers du troisième étage s’activaient à leur besogne, un fileur cria tout à coup « au feu[1] ». Des flammes d’une quinzaine de centimètre s’élevaient au-dessus du panier où reposaient les bobines de coton servant à alimenter le métier n° 2. S’emparant de la bouteille de cidre qu’il avait apportée pour son repas, le fileur Corbon la vida sur le feu. Son sang-froid évita une catastrophe : avec le plancher de bois imbibé d’huile, les déchets de coton à terre et les poutres de soutènement des cinq étages, le feu aurait trouvé des alliés dociles pour anéantir la totalité de la fabrique.

Dépêchées sur-le-champ, les autorités examinèrent le panier. Au fond, sous trois bobines de coton, étaient disposés des combustibles, poignée de balayures – bouts de coton imprégnés d’huile – morceaux de bois et d’osier, déjà à demi-consumés. Preuve était faite de l’intention criminelle.

Le porte plume du rattacheur Bachelet

Plus étonnant, le panier renfermait aussi un porte-plume. Il fut aussitôt réclamé par le rattacheur Bachelet, un garçon de treize ans, qui déclara l’avoir perdu deux jours auparavant. Faisant binôme avec Corbon – le fileur qui avait donné l’alerte et sacrifié son cidre – Bachelet était chargé de placer sur le métier à filer des bobines de coton posées dans le panier. Quand elles étaient vides, un autre ouvrier allait les regarnir à l’étage inférieur. Revenait aussi à Bachelet l’épluchage des balayures. Par conséquent, le maniement des paniers à proximité de son « métier » était de sa responsabilité. En pleurs, l’enfant dit à son fileur qu’il craignait d’être accusé.

Un enfant dans une usine textile. www.alterpresse68.info/2019/10/24/le-travail-des-enfants/

On apprit qu’un mois plus tôt, le rattacheur Charles dit « Charlot » avait découvert dans son panier une allumette chimique. Le 7 décembre, trois jours après l’incident, le rattacheur Joseph repérait dans son panier une autre allumette chimique[2]. Glissée « entre deux couches de coton », elle aurait pu, aux dires du garçon, « mettre le feu » si, accidentellement, il l’avait froissée d’un geste vif.

Dans les mémoires, l’incendie ravageur du 20 février 1850

L’émoi était d’autant plus grand que le 20 février 1850 – dix mois auparavant – la toute première usine des Waddington, sise elle aussi à Saint-Rémy-Sur-Avre, avait été dévorée par les flammes.  Le feu avait pris dans le conduit en bois destiné à faire parvenir le coton des étages supérieurs au rez-de-chaussée. Tour avait brûlé en trois heures. Les secours n’avaient pu sauver que le bâtiment de l’Horloge, précieux en ce qu’il renfermait des machines destinées à l’alimentation des deux autres manufactures.

Extrait du réquisitoire définitif, dossier d’assise. Il évoque l’incendie de février 1850, précédent impuni, exemple contagieux. 1ère session 1851. Archives d’Eure-et-Loir.

Le sinistre fut attribué à la malveillance sans qu’aucun indice ne vienne à l’appui de cette thèse. « Cette impuissance à trouver le coupable et le succès du crime devaient encourager les malfaiteurs », conclut le procureur de la République le 27 décembre 1850 : en un mois, trois allumettes avaient été dissimulées dans trois paniers au troisième étage de la filature. Une véritable épidémie qui s’inscrivait dans un contexte social et politique qui s’était tendu depuis 1848. 

Un contexte social et politique particulier

Le journal de Dreux avait fait état en février 1850 de lettres de menaces contre les fabriques des Waddington et en juin de la même année, le procureur général dénonçait au garde des sceaux la subversion socialiste qui gagnait les ouvriers de Saint-Rémy et de Saint-Lubin[3]. Certains auraient même entravé les secours lors de l’incendie de février 1850.

Réduits au chômage forcé, les ouvriers reçurent d’abord du secours des ateliers de l’Etat. Puis, en attendant la reconstruction de la bâtisse, les Waddington imaginèrent de les employer de nuit sur la filature de Lisle. Les métiers tournaient à plein régime, sans interruption. Deux équipes se relayaient toutes les douze heures.

Bachelet, le suspect principal

Des premiers éléments de l’enquête, il résulta que le binôme de nuit du métier n°2 n’était pas en cause. En revanche, celui de jour était suspect. Le soupçon se porta – non sur le fileur Corbon qui avait étouffé le feu, mais sur son rattacheur, le petit Bachelet. Le juge d’instruction l’interrogea, l’engageant vivement à dire toute la vérité : savait-il qui avait placé les combustibles dans le panier et frotté l’allumette ?  Était-ce, par exemple, le rattacheur du métier n° 1, son voisin ? Bachelet le disculpa. Certes, il était passé tout près du panier incriminé, mais en courant car il allait aux latrines.

Le juge fit ses comptes : ni l’équipe de nuit, ni les fileur des métiers 1 et 2, ni encore le rattacheur du métier n° 1…. Par élimination, il ne restait que lui, Bachelet. Ne s’était-il pas d’ailleurs désigné comme coupable quand il avait déclaré avoir pris quatre bobines, juste avant que les flammes ne jaillissent ? Et puis, il y avait son porte-plume tombé dans le panier…

L’aveu de l’enfant

Cerné par les questions du juge, confus dans ses réponses, empêtré dans ses contradictions, Bachelet, petit bonhomme haut comme trois pommes – « quatorze décimètres », écrit le rapport – avoua tout. À 10 heures 30, il avait déposé les balayures, le petit bois et l’osier dans le panier ; à 11 heures 30, jugeant le moment propice, il avait tiré une allumette chimique de la poche de son gilet. « Mais comme j’étais pressé, j’ai pris en même temps dans ma main mon porte-plume, j’ai bien vite frotté l’allumette sur le bois d’une bobine vide et je l’ai mise sous les trois bobines de coton qui ont pris feu. Mon porte-plume est tombé dans le panier. »  

Le petit Bachelet avoue :  » j’ai pris la seule allumette qui me restait de celles que j’avais prises chez mes parents. Je l’ai frottée contre le bois d’une bobine… » 1ère session 1851. Archives d’Eure-et-Loir.

Et la seconde allumette trouvée dans un panier le 7 décembre par le rattacheur Joseph ? Dans sa lancée, Bachelet reconnaît qu’il l’a donnée à Pelletier, un rattacheur de douze ans qui « fume la pipe comme un homme ». Appréhendé, Pelletier explique qu’il avait voulu imiter son camarade, pensant que l’allumette pourrait s’enflammer à la faveur d’un contact.

5 décembre 1850, l’enfant en prison, à Dreux

Le 5 décembre 1850, Bachelet quitte ses parents – de modestes journaliers – ses deux petites sœurs, son hameau du Plessis, ses camarades et son atelier. Il est écroué à la prison de Dreux en attendant le procès en assises : au regard de la loi, il a commis un crime. C’est pourquoi peut-être, il modifie sa version des faits le 7 décembre. Oui, le porte-plume et l’allumette ont bien atterris dans le panier, mais à cause d’un geste malheureux lorsqu’il a saisi son gilet accroché à sa verticale. Le feu a dû se déclarer au remuement des bobines… Un conte à dormir debout qui laisse l’instruction de marbre.

Des interrogatoires de Bachelet, de ses camarades et de ses parents émergent non seulement la matière du fait divers, mais aussi – et peut-être surtout – le quotidien d’un enfant de treize ans au mitan du siècle, rattacheur dans une filature.

Notes

[1] Tous les extraits cités, sauf exception signalée, proviennent du dossier d’assises. 1ere session, 1851. Archives départementales d’Eure-et-Loir.

[2] Allumettes chimiques, sans sécurité. Elles s’allumaient sur n’importe quelle surface.

[3] Geneviève Dufresne-Seurre, Les Waddington, une dynastie de cotonniers en Eure-et-Loir, SAEL, 2011, p. 128 et 189. Ouvrage de référence sur ce sujet.

Cahiers d’écoliers en 1895-1896 et morale républicaine

Sous la IIIe République, la leçon de morale oriente en principe la journée de l’écolier, comme autrefois la prière. Travail, civisme, épargne, respect d’autrui et des animaux, conseils d’hygiène en sont les thèmes récurrents. Sur fonds d’exemple concrets, l’école de Jules Ferry véhicule, au fond, une morale conservatrice qui prolonge les recommandations des lois Guizot (1833) et Falloux (1850) et même les antiennes des traités en vogue sous l’Ancien régime, telles « les règles de bienséance » de Jean-Baptiste de la Salle[1]. En témoignent les devoirs des élèves d’Edmond Fleury, instituteur à La Gaudaine, tous effectués entre 1895 et 1896.

Edmond Fleury, instituteur de la Gaudaine, Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2.

Ne pas gaspiller son temps

Au fil des révolutions industrielles et agricoles du XIXe siècle, la maitrise du temps de travail devient un outil indispensable à la croissance économique. Surtout éviter le gaspillage. Cette conception du cadre temporel – qui quadrille déjà le monde urbain, notamment dans les usines – se diffuse aussi dans le monde rural. Les élèves de La Gaudaine dans le Perche s’en font l’écho à l’instar d’Adeline Chevauché le 21 décembre 1895.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, 90 J art 2 ( comme tous extraits de cahier présentés dans cette chronique).

Commençant l’exercice par une maxime empruntée à son instituteur, Edmond Fleury – « Être actif, c’est économiser le temps » -, elle poursuit avec ses mots : « Quand on sa vie à gagne, il n’y a qu’sun moyen qui vaille c’est d’être actif regardons autour de nous comme tout le monde travaille maréchal ferrant tappote. L’homme qui n’est pas actif s’endoret[2] ». Le maître lui octroie un « assez bien » seulement car si le fond est juste, l’orthographe laisse à désirer. Sa camarade, Marie Jolly, entonne le même refrain, mais prend ses exemples parmi ses pairs : « J’aime une petite fille travailleuse qui ne reste pas voisive. Mais ce que je n’aime pas c’est un petit garçon tapageur, paresseux et bavarre. C’est un sot[3]. »

Respecter les biens d’autrui

Suite logique, le produit du travail doit être respecté. Dans son devoir du 24 avril 1896, se nourrissant sans aucun doute des faits divers du pays, Lucien Hermeline condamne les atteintes à la propriété : « Celui qui va dans les champs vole des fruits qui vol du grain qui vol les bestiaux volailles est un voleur et que les gendarmes les emmennes en prison ».

Morale républicaine

La Morale par l’exemple, par J.-B. Lecerf  et L. Démoulin, 1900. MUNAE. Le petit garçon tend au gendarme une montre qu’il a trouvé par terre.

Deux mois plus tard, Marguerite Fleury brode une belle histoire sur le thème de l’honnêteté. Augustine, fille d’une femme pauvre, « mais qui est très honnête » – on appréciera le « mais » -, trouve un œuf à côté de sa maison. Sa mère lui ordonne d’aller le rendre à sa voisine, laquelle met « l’œuf dans le panier d’une poule pondeuse. Trois semaines plus tard, « un beau poussin sortit de l’œuf ». Cadeau en est fait à Augustine qui « a aujourd’hui 20 poules et vend des œufs au marché ». Probité et travail ont été récompensés.

Etre généreux

Lorsqu’on a des biens – honnêtement acquis – il convient d’être généreux. La bonne action présentée par la copie de Félix Lesueur, le lundi 23 décembre 1895, révèle une réalité de la fin du XIXe siècle. Ayant appris que son camarade malade allait « bientôt entrer en compléant » [convalescence], Félix indique à sa mère le fortifiant adéquat « pour lui donner des forces :  il faut qu’il boive de bon vin » ajoutant, très pratique, « Maman en a dans sa cave de très vieux et je vous prie de bien vouloir accepter ses quelques boutailles ».

Si le maître biffe les fautes, il ne s’émeut pas du remède proposé. Eugénie Prunier assortit à l’œuvre de charité   – elle concerne cette fois le pain – des considérations sociales, écho peut-être de réflexions entendues chez elle : « Les riches peut bien donner [un] peut de plus. »

Respecter ses parents…

Le respect filial s’inscrit dans une autre dimension. Dans son bréviaire d’éducation civique, Ernest Lavisse en fait l’un des piliers de son décalogue républicain : « Vous devez aimer vos parents, qui vous aiment, vous nourrissent et vous élèvent. Vous devez leur obéir ». Et en retour, les assister lors de leur vieillesse ainsi que l’expose Eugénie Prunier dans sa composition du 23 mars 1896. : « Pierre es grand il apris un métier il travaille la mère asise an sont fauteille les pieds sur sa chaubraide [chaufferette]…Pierre enplasse d’aller aux cabarets avec ces camarades il promène sa mère est contende de se promenai. »

et les animaux…

Qui connait aujourd’hui la loi Grammont votée en 1850 ? Première à punir « les mauvais traitements exercés envers les animaux[4] », elle est l’objet de l’exercice d’écriture du 16 décembre 1895, puis le sujet du travail d’Eugénie Prunier le mercredi 20 mai 1896 sobrement intitulé « devoirs envers les animaux ».

Le voici dans son intégralité. « Il ne faut pas pattre les animaux utiles comme les cheveaux qui nous même les chiens qui carde les troupeaux les chats qui attrappent les rats et les souris il ne faut pour détruir les petits oiseaux quand ils mangent les chenilles qui dévorent nos récoltes ». Dans le même registre, Léontine Guyot avait imaginé le même mois l’histoire édifiante d’un chenapan qui avait dissimulé un nid d’oiseau dans sa casquette. Le juge de paix qu’il croisa en chemin, très «  me contemps », adressa un procès-verbal à ses parents.

Se respecter soi-même

À ces devoirs s’ajoutent ceux que chaque personne doit s’appliquer en matière d’hygiène, de santé et d’alimentation. La rédaction de Margueritte Fleury est à cet égard un florilège des représentations de l’époque.  Le début respire le bon sens. « L’hygiène a pour but la conservation de la santé. Nous devons nous laver le visage et les mains car la peau de l’homme comme celle des animaux est percée par de petits trous qu’on appelle pores ».

morale républicaine

La Morale par l’exemple. N°13- Propreté et Soins domestiques par J.-B. Lecerf L. Démoulin, 1900. MUNAE, Numéro d’inventaire : 1978.01726.11.

La suite du devoir emprunte aux croyances populaires et à la naïveté enfantine. « Si on ne se lave pas, le sang se vicie et la sueur ne peut pas sortir ». Margueritte enchaine sur le choc provoqué par des températures opposées : « On ne doit pas boire d’eau froide quand on est en sueur car on s’exposerait à attraper une fluction de poitrine. » L’encyclopédie universelle des connaissances pratiques, édité en 1883 ne dit pas autre chose : « Un refroidissement subit quand le corps est excessivement échauffé est la cause la plus ordinaire de cette maladie[5] ». Ancien nom de la pneumonie, ses origines bactériennes furent découvertes au tournant des années 1880, mais la nouvelle n’était pas encore parvenue à La Gaudaine en 1896[6]. La jeune fille achève son travail par un sage conseil de tempérance. « On peut boire un peu d’eau de vie après manger quand la digestion ne se fait pas bien, mais il ne faut pas boire et manger plus qu’on ne peut »

Sans oublier les  » devoirs envers Dieu »

Le dernier thème de morale surprend. Il y est question des « devoirs envers Dieu ». Edmond Fleury – dont le frère décédé en 1894 était moine à la Grande Trappe – bataillait-il contre la République laïque ? Nullement. Point peu connu, les « devoirs envers Dieu » avaient été intégrés au programme, malgré l’opposition de Jules Ferry.

« Nous avons des devoirs à remplir envers Dieu parque Dieu et parfait si Dieu été pas parfait rien exiterai s’est Dieu qui a crée le ciel et la terre s’est lui qui nous a crée il ne faut pas dire de vilaine parole il ne fait pas sanibrais comme font les hommes qu’on pas la raison il ne fait pas aller à l’église pour jouer parque s’est la que l’on a été baptisé comme pour la sanctification du mariage c’est la conva pour la dernière fois quand on et mort car aujourd’hui s’est Dieu qui nous fair vivre qui nous donne la vie. »

L’enseignement de l’instituteur se bornait toutefois à deux points : apprendre aux élèves à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu et faire en sorte qu’ils respectent la notion de Dieu, alors même qu’elle leur apparaitrait sous des formes différentes de la leur[7]. Le devoir d’Eugénie Prunier rend compte de ces recommandations – un peu -, mais témoigne  – surtout-  de ses croyances apprises au catéchisme…

Edmond Fleury quitta La Gaudaine en 1905 quand il fut nommé à Châtelliers-Notre-Dame, près d’Illiers. Aucun des cahiers de ses nouveaux élèves ne nous est parvenu. Sa fille Margueritte y épousa le 3 juin 1908, Henri Fourmilleau. Et à cette occasion, le notable de village et la mariée eurent droit à un article de la Dépêche d’Eure-et-Loir

Notes

[1] Pierre Nora, Les lieux de mémoires, Tome 1, Quarto, Gallimard, p. 239

[2] Orthographe, ponctuation et syntaxe ont été conservées.

[3] L’entrepreneur de battage de Corancez, Brierre, était inflexible sur les horaires imposés à ses ouvriers à la fin du XIXe siècle. Alain Denizet, l’affaire Brierre, un crime insensé à la Belle Epoque. Ed. Ella. 2022.

[4] La loi porte le nom du général Grammont qui en fut le rapporteur.

[5] « Ouvrage indispensable aux familles », rédigé par A. Bitard, p. 207.

[6] En 1875, Klebs est le premier à observer des bactéries dans les voies respiratoires des personnes mortes de pneumonies.

[7] En 1901, la Ligue de l’enseignement demanda, mais en vain, à ce que l’enseignement des « devoirs envers Dieu » soit supprimé. Il faudra attendre 1945 et La Libération.

 

L’empoisonneuse Sauce : du Perche à la Nouvelle-Calédonie

Acte I.12 février 1875, maison des Courtin, cultivateurs à la Bazoche-Gouët :  une tentative d’empoisonnement est perpétré contre la petite Marie-Louise, âgée d’à peine trois semaines. Deux jours plus tard, la domestique Sauce est inculpée. 

Acte II La fille Sauce nie l’empoisonnement, mais les charges accablantes la font condamner aux assises de Chartres à huit de réclusion dans une maison centrale de la métropole. Quelques années, plus tard, elle est envoyée en Nouvelle-Calédonie…

Elisabeth Sauce : plutôt la Nouvelle-Calédonie que croupir en France

De 1870 à 1887, cinq cents femmes condamnées pour vol, infanticide, incendie ou prostitution furent envoyées en Nouvelle-Calédonie. Volontaires pour ce grand départ, elles répondaient au vœu des autorités qui voyaient dans cette opération un double avantage : purger le sol français d’éléments viciés et, en premier lieu, contribuer au peuplement de la jeune colonie. Comme ses camarades incarcérées, pour la plupart d’origine modeste, Elisabeth Sauce succomba aux arguments déployés par l’inspectrice des prisons dans ses tournées : refaire sa vie sous le soleil, trouver un mari, vivre en propriétaire sur une concession et fonder une famille. Ce qui supposait être féconde. C’est pourquoi les candidates au départ subissaient un examen intime[1].

Traversée éprouvante

Les dossiers de ces cinq-cents femmes ont été perdus. Mais ce fut probablement en 1880, cinq ans après le procès pour empoisonnement du nourrisson des époux Courtin, qu’Elisabeth Sauce embarque à Bordeaux pour Nouméa. Longue de trois mois, la traversée est une épreuve. Chaleur, mal de mer et promiscuité le disputent à l’enfermement dans des cages grillagées. Les femmes ne sortent des cales qu’escortées des sœurs de Saint-Joseph de Cluny. À Nouméa, Elisabeth Sauce et ses compagnes rallient Bourail par bateau en douze heures.

Un monde déroutant pour la jeune Percheronne

Bourail, son église, ses logements pour les fonctionnaires et les militaires. Quelques commerces tenus parfois par d’anciens bagnards. En arrière-plan, les montagnes, altitude d’environ 800 mètres, et à sept kilomètres, l’océan.

Cette petite localité de 2000 habitants avait été fondée en 1853. Soumise à l’autorité de l’administration pénitentiaire, elle était au centre du projet de régénération des condamnés « par le travail, la famille et la propriété[2] ». Après l’immensité océanique, la jeune percheronne y éprouve le choc d’un monde dont elle ignore tout et qui, désormais, sera le sien : montagnes, proximité du littoral, températures supérieures à 20 degrés, jours égaux aux nuits, pas de saisons, cultures nouvelles, orangers, goyaviers, canne à sucre[3].  Mais avant de goûter à la liberté promise, les jeunes femmes doivent passer par l’antichambre du « couvent ».

Le « couvent » de Bourail, antichambre de la liberté

À gauche, le « couvent », un monde clos où sont accueillies avant leur mariage les femmes reléguées. Elisabeth Sauce y passa probablement quelques mois.

Désigné ainsi parce qu’il était tenu par les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, le « couvent » de Bourail abrite les détenues dès leur arrivée. Sur le papier, le règlement est strict, mais selon un observateur, en attendant le mariage – et malgré la surveillance des sœurs – les femmes « fument, s’enivrent, s’invectivent dans le jargon des halles et des bouges et … se livrent au tribadisme[4] ». Deux sorties leur sont octroyées : aller à l’église le dimanche et au lavoir de la rivière le mardi, deux opportunités pour être remarquées par un ancien bagnard en quête d’épouse, condition sine qua non du projet de peuplement auquel se prêtaient – à leur façon – les sœurs de Saint-Joseph de Cluny[5].  

Un mari, ancien bagnard

C’est ainsi qu’Elisabeth Sauce attira l’attention d’Etienne Hardy, natif du Gard et de vingt ans son aîné. Commis aux écritures au Sénégal en 1862, il y avait été condamné à vingt ans de travaux forcés pour un vol commis avec « effraction extérieures[6] ».

Dossier Hardy Etienne Théophile. http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/

À la faveur d’une remise de peine de dix-huit mois pour bonne conduite[7], l’administration pénitentiaire lui avait attribué en novembre 1879 une concession agricole. Comme tous les bagnards ayant purgé leur peine, il était cloué au sol colonial par la loi qui lui interdisait le retour en France. À l’issue d’un entretien avec la jeune femme dans le parloir du Couvent – sous l’œil des religieuses – Etienne Hardy confirma son choix.  Les sœurs ayant consenti à l’union, le mariage fut célébré à Bourail le 15 juillet 1880. Elisabeth Sauce qui devait croupir en prison jusqu’en 1883 respirait l’air libre trois ans plus tôt.

Bourail (Nouvelle Calédonie) – État civil,1880. ANOM.

Une concession…

Le couple s’installa à Ménéara, hameau de Bourail, composé de soixante-huit concessions, toutes ainsi conçues : une maisonnette en torchis, recouverte de paille, complétée par une véranda ; à quelques pas, de modestes constructions, cuisine, poulailler ou remise ; enfin, de la rivière au coteau, les champs à la terre fertile couverts de maïs et de haricots. Ce fut, entre mer et montagne, le cadre de vie d’Elisabeth Sauce pendant trente-six ans, celui aussi  de Berezowsky l’homme qui avait voulu assassiner le tsar Alexandre II en 1867 alors qu’il était en visite officielle à Paris. Elle rencontra sûrement ce bagnard exemplaire quand  il allait vendre ses légumes au marché de Bourail.

Une concession à Bourail au début du 20é siècle. ANOM. DR.

et une nombreuse progéniture

Si l’on s’en tient aux maigres informations délivrées par l’état-civil, son existence calédonienne fut jalonnée de bonheurs, sans doute ; de grandes difficultés, à coup sûr. Au regard du projet de peuplement planifié par les autorités françaises, l’ancienne condamnée remplit plus que sa mission. En seize ans, de 1881 à 1897, elle mit au monde huit garçons et deux filles, dix enfants dont deux seulement moururent avant l’âge de cinq ans. Eu égard à la forte mortalité infantile qui sévissait dans l’île, c’était presque un miracle.  La domestique qui avait voulu empoisonner le nourrisson de sa maitresse à la Bazoche-Gouet fut une mère a minima, vigilante, aimante peut-être. Gagnée par la rédemption ?

Un ancien bagnard, son épouse, un enfant. https://www.francetvpro.fr/contenu-de-presse/39529.DR.

Des enfants à préserver du vice

Mais il y avait douze bouches à nourrir. Les témoignages concordent : le produit de la concession est insuffisant pour nourrir convenablement une famille de plus de six personnes.  Or, les actes d’état-civil nous apprennent qu’Elisabeth Sauce n’apporta pas ou peu de revenus complémentaires, à l’exception de l’année 1886 où elle est déclarée « domestique[8] ». Il est donc très probable qu’une partie des enfants ait été pris en charge, gracieusement, par les deux internats de Bourail ; celui de la ferme-école pour les garçons tenu par les frères Maristes, situé justement à Ménéara et celui des filles, confié aux sœurs de Saint-Joseph de Cluny.

Ferme école de Bourail. Les garçons au travail sous la surveillance d’un frère mariste ( à gauche).https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/. Photo déposée par Trigalleau.

L’espoir de l’administration était que, élevés par des religieux, les enfants aient une vie décente, une formation professionnelle et surtout une éducation qui les détourne du « modèle » parental. Car nombre d’anciens bagnards jouaient encore du couteau, volaient, buvaient, frappaient leurs femmes ou les incitaient à la prostitution. Un « véritable pandémonium », qui signe l’échec de l’œuvre de régénération s’émeut le Nouvelliste de Nouvelle-Calédonie daté du 7 juillet 1883. D’août 1883 à août 1885, affirme le docteur Nicomède, il y a eu plus de vingt affaires criminelles graves : plus que dans un département français[9] ».

L’insécurité à Bourail. « Un coin de colonisation » Dr Gaston Nicomède, 1888, p. 59.

Elisabeth Sauce et son mari : délitement de la vie conjugale

Aucun fait délictueux intéressant le couple Etienne Hardy – Elisabeth Sauce ne remonte des sources consultées. Mais, visiblement, leur vie conjugale se dérègle au fil de années.  Si jusqu’au cinquième enfant en 1888, Etienne Hardy se déplace à la mairie pour déclarer les naissances, à partir du sixième, il est déclaré « absent » et c’est un voisin de concession et parrain du cinquième enfant, le nommé Moisset, – condamné pour vol en 1876 – qui effectue la démarche. Plus intrigant encore, c’est au domicile dudit Moisset qu’Elisabeth Sauce accouche de ses trois derniers enfants, lesquels sont toujours déclarés comme étant issus de son « légitime mariage » avec Etienne Hardy. De quoi se perdre en conjecture : Elisabeth Sauce a-t-elle été momentanément délaissée par son mari ou, abandonnée, a-t-elle trouvée refuge et protection chez son voisin avec qui elle s’est mise en ménage ? Un fait est établi. Quand, le 31 janvier 1907, Etienne Hardy décède à Koné – à cent kilomètres de Bourail – il est déclaré « célibataire ».

Koné (Nouvelle Calédonie) – État civil, 1907. ANOM.

Fin de l’histoire ( ou presque)

Si loin du Perche et de sa famille dont elle savait si peu, Elisabeth Sauce s’éteignit le 11 novembre 1916 à Bourail. Elle avait 61 ans. Ses enfants firent souche en Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, après le temps du silence, de la honte et du secret de famille, les descendants des bagnards partent en quête de leur origine. Pour certains d’entre eux, la famille Hardy dans le Gard, la famille Sauce, dans le Perche.

Notes

[1] L’envoi de détenues volontaires s’acheva en 1887. Leur succédèrent les reléguées, des femmes récidivistes, plus âgées, consentantes ou non. L’objectif était moins le peuplement que la mise à l’écart définitive «  d’indésirables ».

[2] Le Nouvelliste de Nouvelle- Calédonie 7 juillet 1883.

[3] Il y a une usine à sucre à Bourail.

[4] Dr. Gaston Nicomède, Un coin de la colonisation pénale. Bourail, en Nouvelle-Calédonie, 1883-1885. Rochefort-sur-mer, 1886. Tribadisme est synonyme de lesbianisme.

[5] Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny géraient également un « couvent » à Saint-Laurent du Maroni, au bagne de Guyane.

[6] FR ANOM COL H 701. Registre matricule H 2443. Consultable en ligne : http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/

[7] L’administration pénitentiaire se dote pour ce faire d’un important domaine foncier, largement pris sur les terres indigènes, qui monte, à son apogée, jusqu’à 260 000 hectares. En tout, les concessions définitivement attribuées aux libérés sont évaluées à 1 300 environ.

[8] Les autres mentions sont « sans profession » ou « cultivatrice ».

[9] Gaston Nicomède, op ; cit. p. 59.

La domestique Sauce inculpée de crime d’empoisonnement sur enfant

Acte I. 12 février 1875, maison des Courtin, cultivateurs à la Bazoche-Gouët :  une tentative d’empoisonnement est perpétrée contre la petite Marie-Louise, âgée d’à peine trois semaines. Deux jours plus tard, la domestique Sauce est inculpée. Tout l’accuse.

Faisceau accablant

Elisabeth Sauce était dans la maison lorsque le sieur Dubois, hongreur, avait conseillé à la femme Courtin de placer la fiole d’acide en haut du dressoir, hors d’atteinte des enfants, parce qu’elle contenait du poison.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, La fiole est indiquée d’une croix. 2 U 2 517.

Quelques jours avant le crime, elle avait demandé à sa maîtresse, l’air de rien, si la mixture était mortelle.  Sur son tablier, les gendarmes identifièrent une tache pareille à celle relevée sur le mouchoir de cou de l’enfant. Alors, elle admit avoir ouvert la fiole, mais c’était, expliqua-t-elle, « pour soigner ses verrues ». Lors de la manipulation, une goutte avait dû s’écraser sur le tablier. Seulement, les experts notèrent que ses verrues – encore apparentes – ne paraissaient pas avoir été traitées avec cet acide qui avait la vertu de les faire disparaitre complétement.

Sa version des faits défie toute logique. Seule à avoir pénétré dans la chambre où l’enfant était couchée pendant la courte absence de sa mère, elle prétendait n’avoir rien entendu au moment du drame. Or selon les médecins experts, l’administration du poison  avait entrainé instantanément des « cris violents ». En outre, d’après la reconstitution faite par les pandores, les hurlements de l’enfant et de la mère avaient été forcément perçus par la jeune fille qui s’activait au lavoir, distant seulement de quinze mètres. 

#empoisonnementenfant

En bas, le lavoir, à quelques mètres de la maison. Archives départementales d’Eure-et-Loir, plan des lieux. 2 U 2 517.

Quel mobile ?

Attenter à la vie d’un enfant sans défense, mais pour quel mobile ? Les époux Courtin se méfiaient.  Début janvier, des pièces s’étaient volatilisées et plus grave, le jour du baptême de la petite Marie-Louise, les gants de la marraine avaient disparu avant de refaire surface dans le fournil où, coïncidence, la domestique rangeait ses effets. D’une indiscrétion de l’ainé des enfants Courtin, elle avait appris son probable renvoi. Selon l’acte d’accusation, elle aurait été inspirée par un sentiment de vengeance. Contre toute logique, la fille Sauce n’avoua rien et s’enferra dans un système de défense têtu, voué à l’échec.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, extrait de l’acte d’accusation. 2 U 2 517.

Un geste vraiment criminel ?

Son geste interroge sur sa connaissance réelle du poison, mais aussi sur la réalité de ses intentions criminelles. Il est fort probable qu’ignorant les effets de l’acide, elle n’ait pas anticipé les cris de l’enfant, comptant sur une mort lente et discrète, de celle qui frappait à cette époque nombre d’enfants en bas âge. D’ailleurs, voulait-elle vraiment assassiner la petite Marie-Louise ou « simplement » lui faire du mal pour se venger des parents ?  La première hypothèse envoyait en assises – et donc possiblement à la guillotine -, la seconde en correctionnelle[1].

Archives départementales d’Eure-et-Loir, conclusion de l’acte d’accusation. 2 U 2 517.

Avis des experts et sentence de la cour d’assises

Le médecin expert estima que la dose administrée était suffisante pour donner la mort, mais rien n’indiquait que la fille Sauce ait eu conscience de la quantité à faire ingurgiter pour tuer. Or, l’intention était alors punie comme un crime d’empoisonnement consommé, même si la victime n’avait pas succombé.  A contrario, en 1884 à Paris, une jeune mère fut traduite en correctionnelle – et non en assisses – parce que l’ingestion de phosphore infligée à son bébé d’un mois, si « elle était nuisible à sa santé, n’était pas de nature à donner la mort ». Elle écopa de huit mois de prison et de seize francs d’amende[2]. La fille Sauce fut condamnée, elle, à huit ans d’incarcération pour assassinat.

Crime d’empoisonnement, d’abord les femmes ?

Ces deux affaires éclairent sur la nature des produits toxiques utilisés. Poisons détournés de leur usage médical comme dans l’affaire de la fille Sauce[3], ou poisons du quotidien, tel le phosphore du fait de la vulgarisation des allumettes chimiques ou encore l’acide oxalique employé pour la blanchisserie.

 Hélène Jégado. Née en 1803, elle fut accusée d’avoir empoisonné une trentaine de personnes, dont des enfants. la justice retint cinq assassinats. Elle fut exécutée en 1852. Image d’Epinal, vers 1852. DR.

Dans la majorité des cas – celui qui nous intéresse en est l’illustration – le crime d’empoisonnement, « vengeance du pauvre et du faible », survient dans les milieux les plus modestes, C’est pourquoi, peut-être, porté par des affaires célèbres, il apparaît pendant tout le siècle comme un fléau qui mine la société d’autant qu’il est d’abord associé aux femmes. « La plupart des empoisonnements sont œuvre féminine. La femme ne peut guère avoir recours à la force brutale : elle procède donc par ruse », écrit Henri de Vérigny le 10  juillet 1906 dans sa « causerie scientifique » publiée par Le Temps [4].

La petite Marie-Louise a-t-elle survécu ?

« L’enfant a survécu et il est à espérer qu’il se rétablira », écrit le Rappel, le 29 mars 1875, à l’issue du procès. Le journaliste fut entendu. Marie-Louise Courtin, la petite fille empoisonnée, se rétablit. Au bout de huit jours, elle tétait  » assez facilement », éprouvant juste des difficultés à déglutir à cause d’une brûlure au niveau du pharynx.  » Il est donc permis de supposer, nota le médecin expert, que dans l’avenir, sa vie et sa santé ne subiront aucune atteinte fâcheuse de l’acte criminel dont elle a été victime ». Atteinte physique s’entend : les traumatismes psychologiques affectant les nouveau-nés ne furent pensés, par Freud notamment, qu’à partir des années 1920. 

Marie Louise épousa, le 2 mai 1892 à 17 ans, Louis Melet, aide de culture à la Bazoche-Gouet et mit au monde onze enfants entre 1893 et 1911. Ses horizons se bornèrent au Perche. À son mariage, elle s’installa à la Chapelle-Royale avant de migrer de neuf petits kilomètres au Gault-Perche, dans le Loir-et-Cher.

Et la fille Sauce ?

La fille Sauce aussi se « rétablit ». Mais très loin, à vingt mille kilomètres du Perche, en Nouvelle-Calédonie, dans la commune de Bourail. Voici pourquoi et comment. Acte III.

Notes

[1] À ce sujet, Justice et science au 19e siècle ou la difficile répression du crime d’empoisonnement. Recherches d’études contemporaines. Recherches d’études contemporaines, n° 4, 1997, p.105.

[2] Justice et science au 19e siècle ou la difficile répression du crime d’empoisonnement. Recherches d’études contemporaines, n° 4, 1997, p.109.

[3] En 1877, à Paris, la femme Béchon, accusée d’avoir empoisonné son enfant avec du laudanum avait pu se procurer ce poison parce que sa maîtresse l’utilisait pour des cataplasme sur prescription de son médecin. DD2U8 68, dossier de procédure de la cour d’assises de la Seine.

[4] En 1840, l’affaire Marie Lafarge, près de Limoges, enflamme aussi le pays. L’épouse est soupçonnée d’avoir versé de l’arsenic dans le gâteau de son mari âgé. Flaubert s’en est inspiré pour son personnage d’Emma Bovary. Balzac place des empoisonneuses dans nombre de ses fictions. Les études récentes prouvent que les femmes n’empoisonnent pas plus que les hommes… À ce sujet, l’article suivant :  https://ajco49.fr/2022/06/20/le-crime-dempoisonnement-a-londres-au-tournant-du-xxe-siecle-une-trahison-au-sein-du-cercle-familial-et-aux-yeux-de-la-societe/

Le jour où l’enfant fut empoisonné à l’acide azotique

Visite à la petite Marie-Louise

Le dimanche 12 février 1875, vers deux heures de l’après-midi, la femme Courtin recevait la visite de la marraine de la petite Marie-Louise, née le 22 janvier. Lové dans les bras de sa mère, le bébé prenait le sein. La tétée passée, la femme Courtin changea le linge et remit le nourrisson dans son berceau.

Eugène Carrière, Maternité, Vers 1887, Huile sur toile, H. 33,0 ; L. 40,2 cm. Musée d’Orsay. DR.

La petite s’endormit de suite.  À 15 heures, la marraine prit congé. Devisant dans la cour, les deux femmes croisèrent la fille Sauce, la domestique, qui se rendait à la maison, chargée d’un fagot. Puis, elles allèrent à l’étable où venaient de naitre deux veaux et se dirent au revoir. 

Soudain des cris perçants

C’est en revenant que la femme Courtin entendit des cris perçants. Ils provenaient de la maison. L’enfant. Au juge d’instruction, elle raconte : « Je courus, pensant trouver la fille Sauce. Les couches n’y étaient plus, je supposai que la domestique les avait prises… Je pris ma petite fille dans les bras… Elle avait les lèvres et la langue blanches, la partie inférieure de la joue gauche était brûlée, son mouchoir au cou était taché de jaune[1] ».

Archives départementales d’Eure-et-Loir, déposition de la femme Courtin au juge d’instruction. 2 U 2 517.

À ses appels désespérés, son mari accourt de la grange. Elle hoquète : « Elle va mourir sans que je puisse l’en empêcher… On lui a donné du poison, ce n’est pas possible autrement ». Alors que le père est parti chercher du secours au village, la fille Sauce fait son apparition avec les couches toutes propres. Elle était au lavoir. Non, elle n’a rien entendu.

Un empoisonnement ?

Arrivée sur les lieux à 17 heures, la sage-femme confirme les pressentiments de la mère : c’est une tentative d’empoisonnement. Le soir venu, une voisine assiste les parents pour veiller sur la petite. La fille Sauce dont le lit est dans la pièce à vivre est là également, très calme. « Elle était assise à côté de la cheminée et ne disait rien. À 22 heures, la femme Courtin lui dit d’aller se coucher. Elle dormit ou, suppose la voisine, fit semblant de dormir… car il me semblait entendre au bruit de sa respiration qu’elle ne dormait pas ». L’enfant cria et pleura toute la nuit.

Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517. La pièce à vivre dite maison. Information sur l’intimité à cette époque : la domestique dort dans la même pièce que les époux Courtin. Au fond, le dressoir sur lequel était la fiole. 

Saisie d’une intuition, la femme Courtin se rappelle qu’elle avait déposé sur la tablette supérieure de son dressoir une fiole contenant de l’acide azotique, achetée à l’automne et destinée à soigner les verrues de sa fille aînée.  La fiole était sur la tablette, mais son niveau avait baissé. Intriguée, elle dépose sur le mouchoir de cou de son bébé une goutte du liquide et constate qu’une tache jaunâtre apparait, similaire à celle déjà remarquée. Le doute n’était plus permis : l’acide azotique était en cause.  Qui avait pu attenter à la vie du nourrisson ?

Cinq potentiels suspects

Impossible de confondre, ni la mère – « d’excellente réputation » et dont les voisins et la fille Sauce louent les soins et la douceur maternelle – ni le père qui était dans sa grange, ni les voisins Gasnot occupés à leurs travaux, ni un étranger de passage puisque la fille Sauce, restée quelques minutes dans la maison avant d’aller au lavoir, affirme n’avoir croisé personne. Alors ?

Restait la fille Sauce. Son comportement ne manque pas d’étonner. Quand la sage-femme, examinant la petite Marie-Louise avait dit : « C’est impossible qu’on n’ait pas fait prendre quelque chose à cet enfant », la fille Sauce avait curieusement répliqué, comme piquée : « Ce n’est pas moi ». Le matin, au lendemain du drame, elle ne s’enquit pas de la santé de l’enfant et ne pose qu’une seule question à sa maitresse : « Croyez-vous qu’elle en mourra ? ».

Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517. Le tabouret, la table, le dressoir, ses assiettes, ses tasses et en haut la fiole contenant l’acide azotique pour éradiquer les verrues.

La fille Sauce, fille perdue

La domestique est inculpée le lendemain. Des interrogatoires émerge la figure d’une jeune femme sans repères et au parcours sinueux. D’abord, elle méconnait les fondamentaux de son identité.  Au juge d’instruction qui lui décline, acte en main, son lieu et sa date de naissance – Greez sur Roc dans la Sarthe le 3 septembre 1856 – elle déclare : « Je croyais que j’étais née le 5 avril 1855 à Saint-Ulphace. Mais je n’ai jamais cherché à m’en assurer ». Elle ignore son second prénom, Françoise. Quant aux prénoms de sa mère, décédée quand elle avait 5 ans, elle ne « se les rappelle pas », mais elle connait son patronyme – Journet –, peut-être parce que celle-ci était désignée (y compris par son mari) comme « la mère Journet ». Elle ne fait aucune allusion à son demi-frère fils né du second mariage de son père, un journalier et fils de journalier, qui ne sait ni lire ni écrire[2].

Une domestique de ferme, comme la fille Sauce. L’artiste a dépeint l’expression d’une vie difficile. Source inconnue. DR.

Son avenir, tout tracé, est celui des filles pauvres. Il lui faut rapidement gagner son pain comme domestique de ferme. « J’ai quitté mes parents vers l’âge de 12 ans », dit-elle au juge.  À 12 ans et trois mois exactement indique le dossier. Et depuis ?

Sept maitres en sept ans

L’enquête informe sur ses engagements entre décembre 1868 et février 1875. Sept au total : c’est beaucoup, c’est suspect. Tout commence par des compliments.

Rapport des gendarmes sur le témoignage du premier employeur de la fille Sauce. Elle avait alors 12 ans. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517.

Son premier maître « n’a eu qu’à se louer de la manière dont elle servait », le deuxième – chez qui elle resta deux ans – se souvient d’une jeune fille qui « avait grand soin de ses enfants… assez intelligente mais un peu paresseuse ». Premier accroc au portrait qui se fissure au fur et à mesure des autres témoignages. Car les deux employeurs suivants décrivent une domestique « sournoise, au langage grossier et scandaleux » et qui « ne montrait dans son travail que paresse et mollesse ». Toutefois, ils n’ont pas observé d’écarts contraires aux bonnes mœurs. C’est chose faite pour les deux derniers maîtres. Renvoyée deux fois pour vols – des galettes, deux verres à fleurs, une petite soupière – elle se signale aussi par sa mauvaise conduite : « C’était une coureuse, elle s‘absentait souvent et rentrait à une heure avancée ». Une « coureuse » qui besognait tout de même de l’aube à la nuit tombée.

Confrontation avec la mère de la petite Marie-Louise

La femme Courtin ignore ses antécédents et son renvoi récent. Quand elle embauche la fille Sauce le 15 octobre 1874, c’est sur la foi des renseignements pris auprès de son voisin Gasnot. Ce dernier lui a assuré que son père était « un bon homme » et à Saint Ulphace, le ménage Sauce est bien considéré.  Bon sang ne saurait mentir… Appréhendée le 14 février 1875 par les gendarmes, la fille Sauce est confrontée à la petite victime puis à la femme Courtin.

Le rapport, qui déroge à la neutralité habituelle, relève le contraste entre la domestique, impassible, et la femme Courtin qui, « avec une douleur véritablement poignante »,  lui adresse ces mots : « Que t’a donc fait ce petit être ? Misérable fille, as-tu pensé à la douleur que je ressentirais, moi, sa mère quand tu as versé le poison […] Pauvre petite, si je n’étais pas arrivée aussi vite, elle ne vivrait plus ».

Rapport des gendarmes, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517.

La prison

À l’issue de ce face à face éprouvant, la fille Sauce est conduite à la maison d’arrêt de la Bazoche-Gouet. Non sans résister. Quand les pandores l’empoignent, elle pleure, s’agrippe à la chaise, refuse de marcher. Elle nie tout. Pourtant, le faisceau de présomption qui l’accable est sans appel. 

Acte II : Preuves irréfutables ? Quel mobile ? Que décide la cour d’assises ?

Notes

[1] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 517. Toutes les citations, sauf exception signalée, proviennent de ce dossier.

[2] Son père se remaria le 8 juillet 1868 à Soizé (où il est né le 1er janvier 1826) avec Marie Françoise Désirée Dupin, âgée de 23 ans. Le couple a un enfant, Désiré François Sauce, né le 9 avril 1869. Sa belle-mère ignore son lieu de naissance.

Scène de western pour la 2 chevaux

Projet mystère du TPV… de la 2 chevaux

Au Salon de l’Automobile d’octobre 1948, Citroën décidait in extremis de présenter les trois premiers exemplaires du TPV, « Tout Petit Véhicule », rebaptisé pour l’occasion « Toujours Pas Vu » par ses détracteurs[1]. On ironisait sur ce projet révolutionnaire qui datait de l’avant-guerre et que la firme entourait d’un grand mystère. Il fallait se contenter des maigres informations distillées par un prospectus : « moteur de 375 cm3, 2 cylindres, 4 temps à refroidissement par air et boîte de vitesses à 3 vitesses normales, plus une surmultipliée et une marche arrière » et confort assuré : « chauffage pour l’hiver, aération  pour l’été »….

Le prospectus de Citroën en 1948 pour présenter la 2 chevaux.

La 2 chevaux dévoilée au Salon de 1948

Le 6 septembre 1948, la veille de l’ouverture du Salon, trois 2 chevaux faisaient leur entrée au Grand Palais en toute discrétion, dissimulées sous une bâche. Le lendemain, le public découvrait leur ligne, leur toit ouvrant, leurs suspensions, mais pas le moteur car les prototypes n’avaient encore rien sous le capot… Cette drôle de voiture en forme de boite de conserve suscita d’abord des ricanements[2] : « Obtient-on un ouvre-boîte avec elle ? », ironisa un journaliste yankee. Mais quelques jours après, la petite Citroën était l’attraction du Salon. On se massait autour de cette voiture détonante, populaire et économique[3].

Les Lettres Françaises, 14 octobre 1948. Le Salon de L’Automobile.

Moteur encore top secret au centre d’essai de la Ferté-Vidame

Quant au moteur – promis, juré – la firme aux chevrons en livrerait les secrets au prochain Salon de l’Automobile, celui de 1949. Des secrets bien gardés dans un cadre champêtre, à deux pas du château du duc de Saint Simon à La Ferté-Vidame, commune d’Eure-et-Loir où, depuis 1938, Citroën abritait derrière douze kilomètres d’enceinte son centre d’essai. Ingénieurs et rouleurs s’affairaient aux derniers réglages.  Personne ne pouvait pénétrer dans le sanctuaire sans montrer patte blanche. Et précise Le Soir, le numéro de téléphone, qui ne figurait pas à l’annuaire, ne devait en aucun cas être communiqué par le service des renseignements.

Prototype Citroën, top secret… En essai sur la route.

Les rouleurs procédaient à des essais sur les trente-deux kilomètres du circuit fermé, mais aussi en condition réelle sur une boucle de soixante kilomètres passant par Longny-au-Perche, Sainte-Anne du Perche, et Verneuil-sur-Avre. C’est en rejoignant cette localité que, le 5 septembre 1949, un jeune pilote d’essai de 21 ans, le nommé Grammont, subit une attaque en règle. Il était tôt, la route était déserte. Ou presque. Car soudain, une puissante Traction Avant le doubla, freina et stoppa en travers de la route. Deux hommes en descendirent.

Le Soir, 7 septembre 1949.

5 septembre 1949 : la 2 chevaux attaquée

Conformément aux instructions qui interdisaient toute approche des prototypes, Grammont risqua une manœuvre sur le bas-côté, mais précipita la TPV dans le fossé. Les deux individus le sommèrent d’ouvrir le capot et comme le rouleur résistait, il fut roué de coups à l’estomac, au bas-ventre et à la tête. Selon Le Soir, quand il reprit connaissance, les bandits, penchés, auscultaient le moteur. Puis, très vite, ils s’engouffrèrent dans la Traction Avant avec en tête – et qui sait imprimées sur des pellicules – les caractéristiques techniques du fameux moteur. Grammont, salement contusionné, parvint malgré tout à regagner La Ferté-Vidame.  L’alerte fut donnée. C’était un mois avant l’ouverture du Salon.

En une de l’Eclaireur de l’ouest, 7 septembre 1949.

Espionnage industriel ou mise en scène ?

La presse et les gendarmes se perdirent en conjecture. Le 7 septembre, Le Soir émettait une hypothèse : « Las d’attaquer les fourgons postaux, les gang des tractions[4] travaillait-il maintenant pour le compte d’une vaste organisation d’espionnage industriel », au service de la concurrence ou de la presse spécialisée ? Le groupe Citroën se récria, assurant que depuis l’homologation du véhicule par les mines le 24 juin, le secret n’en était plus un puisque des modèles avaient même été confiés à des concessionnaires[5]

L’Humanité, 7 septembre 1949. Publicité à l’ américaine… Le titre du quotidien communiste, indissociable du contexte du Guerre froide…

Avait-on voulu alors s’assurer que la marque aux chevrons n’avait pas procédé à d’ultimes modifications aux fins de créer la surprise au Salon ?  A moins que, persifla L’Humanité, jamais tendre avec l’Oncle Sam, ce ne soit « une forme un peu brutale, mais efficace de publicité à l’américaine » ? Bref un coup monté. Cette attaque que d’aucuns qualifiaient de « fait divers le plus incroyable de l’année » ne fut, à notre connaissance, jamais élucidée.

La 2 chevaux de 1949 : incroyable succès d’une voiture…rudimentaire

La 2 chevaux de 1949 fut vendue 230 000 francs. C’était alors un modèle unique, rudimentaire : une seule couleur disponible (le gris), pas de serrure de portes (mais un dispositif d’antivol copié sur celui des bicyclettes…), le niveau de carburant ne pouvait être vérifié qu’avec une jauge à immersion et il n’y avait qu’un feu d’arrêt. Des modèles aujourd’hui « collector ». 

Son succès fut phénoménal. La production bondit de neuf-cents véhicules en 1949 à quinze mille en 1951[6]. Avec un peu plus de 5,1 millions d’exemplaires, le « TPV » Citroën fait partie des dix voitures françaises les plus vendues de l’histoire.

Notes

[1] En réalité, c’est même avant-guerre, dès 1936, que naît le projet TPV (Toute Petite Voiture) chez Citroën. Objectif : faire de l’automobile un produit courant, utile au travail du monde agricole et accessible aux classes populaires, à une époque où elle est encore considérée comme un objet de luxe.

[2] Notamment du stand Renault qui exposait la nouvelle version de la 4 chevaux présentée la première fois au Salon de l’Automobile de 1946.

[3] En ces temps de restriction d’essence, Citroën mettait en avant sa faible consommation, moins de cinq litres au cent kilomètre.

[4] Le gang des Traction Avant est une bande de malfaiteurs des années d’après-guerre spécialisée dans les attaques à main armée. Dirigée par Pierre Loutrel, dit Pierrot le Fou, elle commit ses méfaits de 1946 à 1947. Le dernier membre est arrêté en mai 1949.

[5] https://2cv-legende.com/2cv-series-speciales/2cv-a. Site indispensable sur la 2 chevaux.

[6] Au tout début, la production était loin de suivre la demande. Plusieurs années étaient nécessaires pour avoir un véhicule neuf.

Histoire-géographie et patrie à l’école au temps de Jules Ferry

Français et mathématiques au temps de Jules Ferry dans une petite école du Perche, c’était l’objet de la chronique précédente. Le lecteur avait noté que les sujets portaient surtout sur la vie quotidienne, celle concernant la « petite patrie », c’est-à-dire la commune.

Avec l’histoire et la géographie, le cadre géographique et temporel s’élargit. Toutefois, ainsi que le stipule la loi du 26 mars 1882, ces deux matières s’intéressent avant tout à la France :  d’abord bien connaître son pays, sa grande patrie.  Hauts faits et grands personnages scandent l’enseignement d’une histoire à visée patriotique, vingt ans après l’humiliation prussienne.

Commençons par Vercingétorix  » brave et énergique ».

Première vignette : Vercingétorix commande à des cavaliers d’aller chercher des renforts. Seconde vignette : après la défaite d’Alésia, Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César. Source, Lavisse, Récits et entretiens familiers, 1903.

Remontée dans le temps et exaltation tout d’abord de Vercingétorix, perdant magnifique.  La copie d’Armand Bequignon le 23 novembre 1895 combine image d’Epinal [ « les gaulois étaient grands et forts, ils aimaient la chasse et la guerre »], référence à la Guerre des Gaules de César [« arrivé aux pieds du vainqueur, Vercingétorix jeta ses armes »], confusion – [Vercingétorix vainquit César à Alésia], et enfin et surtout invitation à glorifier ces ancêtres « héroïques » qui « affrontaient la mort en riant ». Pensant peut-être à l’Allemagne, l’écolier conclut ainsi son travail : « Enfant, réfléchissez dans votre cœur et lequel aimeriez-vous, du conquérant romain ou du jeune gaulois ? ». Si le « style laisse à désirer », Edmond Fleury n’est pas mécontent du contenu puisqu’il accorde 7/10 au travail de son élève.

L’élève récite l’histoire enseignée par le maître. Une erreur de l’écolier : confusion entre Gergovie et Alésia et un anachronisme, le mot « carrosse » au lieu de char. Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2.  Tous les écrits des écoliers de cette chronique proviennent de ce dossier.

Et le Moyen-Age ?

Période contrastée, elle fait le grand écart entre désordre et figures tutélaires.  « Les français étaient encore barbares », écrit Jules Gannier le 19 février 1896, sans être démenti par son maitre, tout plein des représentations véhiculées par la vulgate républicaine sur cette période de « ténèbres ». L’écolier souligne toutefois le rôle civilisateur de l’Église et de la chevalerie : la première « empêche la barbarie », la seconde « soulage les pauvres, les orphelins et les veuves ». 

Au panthéon républicain, Saint Louis…

Première vignette : Saint Louis, enfant, suit les leçons de sa mère. Histoire de France, cours élémentaire, Ernest Lavisse, Armand Colin, 1913, page 58. Seconde vignette : Saint Louis rend la justice sous son chêne à Vincennes. Histoire de France avec récits et dissertations,  Armand Colin, 1884, p.78. ( consultable sur Gallica).

Dans la galerie des hommes illustres – Du Guesclin, Bayard, héros de la guerre de Cent ans ou Pierre l’Ermite, prêcheur de la première croisade – une place particulière échoit à Saint Louis. « La reine Blanche aimait passionnément son fils, expose Margueritte Fleury. Pourtant elle permettait à ses maîtres de le corriger quand il n’était pas sage ». Une éducation sans concession qui porte ses fruits : la jeune fille célèbre le « bon roi qui rendait la justice à tout le monde sous un chêne à Vincennes » ainsi que le défenseur de la Chrétienté qui « entreprit une croisade » et dont « les ennemis admiraient la vertu. »

… et Jeanne d’Arc

Jeanne d’Arc à Orléans, fêtée par les habitants après la victoire contre les Anglais. Cours Lavisse, 1913.

En dehors de Blanche de Castille, seule une autre femme se fraye une place dans les copies. C’est Jeanne d’Arc. Le début de la rédaction dénote une certaine distance avec la légende dorée des voix… « Elle crut entendre des anges qui lui recommandait d’être bonne et sage et d’aller au secours du roi. Elle alla à Orléans puis à Reims où elle voulait faire sacrer le roi […] elle fut condamnée à être brûlée vive sur la place de Rouen. » Saint Louis et Jeanne d’Arc… Le premier incarne l’unité morale, la seconde préfigure la naissance de la patrie, les deux combattirent pour la défense du territoire français. C’est pourquoi ces deux figures de l’Ancien Régime occupent une place centrale dans les manuels d’histoire d’Ernest Lavisse, lequel répandit, selon le mot de Pierre Nora, « l’Évangile républicain[1] ».

« Enfant, tu dois aimer la France »

Le « Lavisse » avec, en couverture, l’adresse aux enfants. Ernest Lavisse en 1913.

Dans les devoirs d’histoire soumis à ces élèves du Perche, les autres états n’apparaissent qu’à la faveur des rapports- souvent conflictuels – qu’ils entretiennent avec la France.  Les copies magnifient le courage et l’audace des grands hommes de l’Antiquité à l’époque contemporaine. « Pour tout dire, avertissait Ernest Lavisse, si l‘écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales… s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps[2]« .  Analysant l’enseignement de ce récit national, l’historienne Mona Ouzouf conclut justement : « L’histoire de France a relayé l’histoire sainte. Il y a eu un transfert de sacralité ».

Et la géographie ?  carte de la région, grande carte de la France

C’est aussi à la France que s’intéressent leçons et devoirs de géographie.  Les élèves sont invités à dresser au crayon couleur les cartes des régions avec le nom des départements et des préfectures.

Carte de l’Orléanais. Limites approximatives…

Mais le 10 juin 1896, l’exercice se complexifie. Eugénie Prunier est évaluée sur une carte de la France : à elle d’en dessiner les contours – bleus pour les rivages, rouges pour les terres – et d’indiquer pour chaque région productions et grandes villes. Les tours que lui jouent sa mémoire, le lecteur les lui pardonnera (sans doute) au regard des productions scolaires contemporaines….

Carte de France non corrigée par le maître.  À la fois, beaucoup d’informations et d’approximations

L’écolière commet des approximations – Toulouse et Angoulême et « Chateleraut » penchent dangereusement vers l’est – ; l’orthographe est défaillante – « le Missif Central » – et l’exercice est ponctué de fantaisies plus visibles encore : la vallée du Rhône est perchée au sommet des Alpes… Mais Eugénie n’a pas oublié d’amputer la France de l’Alsace et la Lorraine, conséquence de la défaite de 1870.

« Apprends la géographie, ma Louisette »

« Apprends la géographie ma Louisette, c’est parce que les français ne la savaient pas que leurs voisins, qui eux la savaient, ont envahi et saccagé leur territoire », énonce un livre de lecture du début du siècle[3]. Dès le lendemain de la guerre, nombre d’intellectuels français attribuaient le désastre à la déficience de l’enseignement et notamment à la méconnaissance des cartes topographiques[4]. Artisan des nouveaux programmes dans les années 1870, Jules Simon se lamentait que les étrangers – les Prussiens par exemple … connaissaient mieux que nous « la géographie […] de notre propre pays. Ils auraient pu nous signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! « 

Edmond Fleury, l’instituteur. Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2. 

« Que puis-je faire pour mon pays ? »  Réponse d’Armand

Tout ceci nous amène à envisager plus largement les valeurs inculquées par Edmond Fleury, instituteur d’une République qui avait tout juste 20 ans. « Que puis-je faire pour mon pays ? » : c’est l’exercice de style sur lequel planche Armand Béquignon le 22 novembre 1895.

D’abord lucide – « je suis encore si petit », il enchaîne sur la veine patriotique. « Cependant tout le monde a des devoirs pour son pays. Moi je dois en avoir aussi. Cherchons. Je dois être un bon écolier, au régiment je dois m’appliquer à faire les exercices pour devenir plus tard grand et fort. Je veux devenir un bon soldat et un bon citoyen pour défendre mon pays s’il a besoin de moi. »  En raison du style jugé « faible », l’écolier doit se contenter de 3/10.

« Que puis-je faire pour mon pays ? »  Réponse d’Irma

Sur le même sujet, un mois plus tard, Irma Cottereau apporte une réponse à la fois similaire – « je m’appliquerait bien à l’école » mais genrée. D’exercices physiques, il n’est pas question pour la jeune fille. Elle écrit ceci, orthographe respectée : « Je coudrai et j’apprendrait à ourler tout ce qui serat utile quand je serais grande. Si la patrie a besoin de moi plus tard afin que je fasse une bonne ouvrière ».

Pour Irma, servir le pays, c’est aussi « s’appliquer à la couture » à l’école.

Sans surprise, les deux élèves ont intégré le fait que l’école primaire prédispose les filles aux ouvrages de femmes et les garçons, par la pratique de la gymnastique, aux futurs devoirs du soldat[5]. Lesquels incluent le sacrifice de sa vie. À ce sujet, Marguerite, la fille de l’instituteur, affirme qu’on « doit défendre le drapeau jusqu’à la mort sur le champ de bataille comme c’est arrivé en 1870 ». À l’histoire est dévolue la mission essentielle : former de bons citoyens, des électeurs et des soldats.

Margueritte Fleury, fille de l’instituteur :  » Défendre le drapeau jusqu’à la mort ». Devoir du 22 janvier 1896.

Notes

[1] Pierre Nora, Les lieux de mémoire 1. Quarto, Gallimard, 1997, p. 239. Le « Lavisse » en trois volumes en était à sa 75éme réédition en 1895. Prodigieux succès d’édition. A ce sujet, l‘article de Retronews.

[2] Cité par Pierre Nora, Les lieux de mémoire 1. Quarto, Gallimard, 1997, p.269. « Vous enfants du peuple, sachez que vous apprenez l’histoire pour graver dans vos cœurs l’amour de votre pays. Les Gaulois, vos ancêtres ont été vaillants. »

[3] Cité par Maurice Crubellier, L’école républicaine, éditions Christian, p. 54Ernest Lavisse, dont les manuels ont été les piliers de l’enseignement de l’histoire et de l’éducation civique sous la IIIe République était persuadé que la Prusse avait remporté la guerre grâce à ses instituteurs :  « L’instituteur allemand a vaincu a Sadowa et à Sedan ». Cité par Pierre Nora, op. cit ; p. 249.

[4] Pour Jules Simon, une des leçons de la défaite de 1870 est qu’il faut que « la France connaisse la France aussi bien que peuvent la connaître les étrangers… C’était surtout la géographie, et surtout, hélas ! celle de notre propre pays, qu’ils savaient mieux… Ils auraient pu nous signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! » Cité par Nathan Neret, in L’impact de la guerre franco-prussienne dans l’enseignement secondaire de 1870 à nos jours. Master, Université de Franche Comté, 2021-2022, p. 25.

[5] De 1882 à 1892,  il y eut dans les écoles et pour les garçons des bataillons scolaires avec maniement d’armes.

Cahiers d’écoliers au temps de Jules Ferry

 

Deux cahiers de devoirs mensuels de l’école de La Gaudaine, petite commune du Perche, sont conservés aux archives d’Eure-et-Loir[1]. Datés de 1895 et 1896, ils permettent, quinze ans après l’adoption des lois Ferry, de suivre l’enseignement prodigué par Edmond Fleury à une dizaine d’élèves du cours supérieur. Parmi eux, Margueritte, sa fille. Quand, le 3 juin 1908, elle appose sur le registre de mariage sa signature aux lettres bien formées – comme le lui avait appris son père – se souvient-elle que le 18 novembre 1895, elle avait hérité d’un commentaire cuisant pour « écriture maigre » ?

Edmond Fleury, instituteur de la Gaudaine,  Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2. 

Le programme de l’ école Républicaine : d’abord le français.

Hussard noir du Perche, Edmond Fleury se conforme au programme :  exercice d’écriture – justement –  mais aussi dictée, grammaire, exercice de style. Le français a une place de choix dans les horaires et les devoirs[2]. En des années où le patois est encore la langue maternelle, la maitrise du français devient indispensable compte-tenu de la circulation croissante de l’imprimé et des individus. Les mathématiques qui arrivent en seconde position précèdent l’histoire, l’instruction civique, la morale et à un degré moindre la géographie[3].

cahier d'écolier au temps de Jules Ferry

Les instructions officielles en page 2 du cahier. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 90 J art 2 ( comme tous les documents présentés dans cette chronique).

Si ces devoirs renseignent sur les compétences attendues, ils nous informent aussi sur les sujets donnés – souvent en prise avec la vie quotidienne -, sur les idées inculquées par l’école républicaine et enfin, sur la notation et les commentaires lapidaires du maitre. Le lecteur pourra se risquer aux comparaisons de niveau et d’évaluation d’aujourd’hui…

Exercices d’écriture : la Russie à l’honneur

La majorité des exercices de français et de mathématiques prennent appui sur « la petite patrie » : nature environnante, temps des saisons, métiers du village, bref le quotidien. Il y a cependant des exceptions. En témoignent les exercices d’écriture. Fréquents, même en dernière année de cours supérieur, ils sont l’occasion d’orthographier les noms d’hommes illustres ou – lien avec l’actualité – , de célébrer l’amitié franco-russe. Les contemporains jugeront peut-être bien sévère le maître qui estime « maigre » l’écriture de sa fille Margueritte sur « l’Empereur de Russie… pacificateur de l’Europe »… 

« Ecriture maigre » : trop de déliés et pas assez de pleins, sans doute…..Archives départementales 90 J art 2.  Tous les documents proviennent de ce fonds.

Décidemment, l’époque était aux mamours entre la France et le tsar puisque le lundi 8 juin 1896, les élèves s’appliquent sur cette phrase : « La France et la Russie sont deux nations amies ».

Ecrire et conjuguer : « assez bien » pour Irma.

Écriture encore, mais pour apprendre les conjugaisons. Quand Irma Cottereau, 12 ans, décline quatre temps de l’indicatif, elle compose sur de petites phrases en phase avec la vie quotidienne : « Je nivelle un chemin » et « vous amenez un cheval… ». Vingt-quatre accords et   – las ! – six fautes pour la fillette qui écope d’un 5 sur 10. Elle sait que bien écrire, bien conjuguer, c’est se donner les chances de réussir la dictée. 

Terribles dictées : « assez bien pour Léontine.

Exercice disciplinaire, chronophage et décisif pour l’obtention du certificat d’études, elle impose d’emblée à nos élèves percherons une écriture corsetée par des règles.  En voici deux exemples. La première, écrite par Léontine Guyot le 17 décembre 1895, porte sur un sujet de saison : la neige.

« Tantôt sur la grande place : quelle plaisir pour les écoliers. On dressera quelque grands bonhommes de neige, on se divisera en deux camps et les boules de neige pleuvront. On rantrera joyeux, les mains rouge, la figure animées avec la bonne fatigue de l’exercice en pleine air. »

Verdict de l’instituteur : « Assez bien » seulement car six fois, la plume rouge s’abat sur le cahier. Ces fautes, le lecteur les a-t-il pointées ? La seconde, datée du 11 mai 1896, a beau évoquer les arbres fruitiers du pays, elle n’a pas inspiré Lucien Hermeline et ses 12 printemps. Sa dictée compte autant de fautes que la pomme de pépins.

La dictée n’a pas été corrigée. Qui comptera les pépins ?

L’analyse grammaticale : « assez bien » encore pour Léontine

Troisième type d’exercice, l’analyse grammaticale a pour objet de définir la nature et la fonction des mots. Léontine Guyot s’y emploie le mercredi 22 janvier 1896, décortiquant les neuf termes de la phrase suivante, reflet de migrations saisonnières.  « Les petits savoyards ramonent les cheminées de nos maisons ». L’écolière se trompe deux fois en faisant de « nos » un adjectif possessif masculin et de « maisons » un nom commun masculin. 7/10 et AB tranche le maître[4].

cahier d'écolier.

Extrait de l’analyse grammaticale de Léontine Guyot.

La composition française : le petit Hermeline à la peine… » faible »

Abordée à partir du cours moyen, la composition française suppose la maitrise minimale de l’écriture, de la conjugaison, de l’orthographe acquise les années précédentes… Elle a pour objectif de conduire les « enfants à exprimer leurs pensées et leurs sentiments par écrit en un langage correct[5] », énonce le recteur de Paris en 1882.

Le thème du 22 janvier 1896 porte sur le pain : « Du pain est là sur la table. Vous passez en revue tous les ouvriers qui ont su s’employer pour le faire. Vous en conclurez qu’il ne faut pas le gaspiller ». Lucien Hermeline convie certes tous les métiers, mais les fautes innombrables – « la miche a crote doré » au lieu de « croute dorée » -, la syntaxe défaillante et une grosse erreur – « le domestique a semé du grain dans les forêts… » – ont raison de la patience d’Edmond Fleury qui couvre la page de rouge.. En marge, il écrit  : « Faible, 3/10 ».

Extrait de la composition française de Lucien Hermeline.

Acrobaties de chiffres… Le petit Prunier et Margueritte Fleury en réussite : « bien ».

À l’instar du français, les exercices de mathématiques s’inspirent des réalités locales. Ainsi le mercredi 20 novembre 1895, Edouard Prunier, 13 ans, fait-il de savants calculs – sans calculette –  sur ce sujet :

« Une mère de famille fait confectionner une douzaine et demie de chemises avec de la toile qui coûte 1f. 6 le mètre. Il faut 2 m 70 pour chaque chemise et l’on donne 10 francs par semaine à la couturière qui fait une chemise par jour. Combien coûtent toutes les chemises ? »

Exercice intéressant pour le lecteur du XXIe siècle car il rappelle que nombre de vêtements étaient à cette époque confectionnés par des couturières et non achetés en ville dans un « magasin de nouveautés ». Après une série d’opérations sans une rature, Edouard conclut par la bonne réponse : 107, 76 francs.

D’autres élèves exercent leurs raisonnements sur le prix du cidre par barrique de 430 litres ou par « feuillette » (tonneau dont la capacité oscille entre 114 et 140 litres) ou encore sur la vente de bouteilles, le prix de travaux dans une ferme et plus important encore la valeur de la terre… Margueritte Fleury fait merveille.

21 janvier 1896. Les calculs de Margueritte Fleury. Cette fois, l’instituteur (et le père) est satisfait. Tout est juste. 10/10.

Et la semaine prochaine : Histoire, géographie, instruction morale et valeurs républicaines…

Notes

[1] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 90 J art 2. En principe, chaque élève devait avoir son propre cahier de devoir mensuel. De fait, les deux cahiers conservés ont servi de support à plusieurs élèves. Edmond Fleury a été aussi instituteur à Moulhard, puis à Châtelliers-Notre-Dame, toujours dans le Perche. Fervent partisan du député Deschanel avec qui il entretient une correspondance, il s’inquiète pour lui lors de son duel avec Clemenceau.

[2] Près de 3 heures par jour, plus du tiers de l’horaire.

[3] Aucune mention dans ces cahiers du dessin, de la couture et de l’éducation physique.

[4] Samedi 15 février 1896 l’analyse grammaticale porte sur la phrase : « les gentilles hirondelles annoncent le retour du printemps ».

[5] Cité par Maurice Crubelier, L’école Républicaine, 1870-1940. Éditions Christian p. 63