Fondés en 1792, les établissements Waddington étaient devenus au mitan du xixe siècle l’une des entreprises textiles les plus prospères de l’hexagone. Forte de trois fabriques, elle s’était établie dans la vallée de l’Avre sur les communes de Saint-Lubin-des-Joncherets et de Saint-Rémy-sur-Avre. C’est à l’extrémité de ce bourg que se dressait la filature de Lisle, immense bâtisse de cinq étages, édifiée de 1823 à 1825 et percée sur chaque façade de plus de cent fenêtres. Fleuron de la société, dotée dès 1843 d’une machine à vapeur, elle occupait jour et nuit près de six cents employés, adultes et enfants.
Le mercredi 4 décembre 1850 à 11 heures 30, alors que les ouvriers du troisième étage s’activaient à leur besogne, un fileur cria tout à coup « au feu[1] ». Des flammes d’une quinzaine de centimètre s’élevaient au-dessus du panier où reposaient les bobines de coton servant à alimenter le métier n° 2. S’emparant de la bouteille de cidre qu’il avait apportée pour son repas, le fileur Corbon la vida sur le feu. Son sang-froid évita une catastrophe : avec le plancher de bois imbibé d’huile, les déchets de coton à terre et les poutres de soutènement des cinq étages, le feu aurait trouvé des alliés dociles pour anéantir la totalité de la fabrique.
Dépêchées sur-le-champ, les autorités examinèrent le panier. Au fond, sous trois bobines de coton, étaient disposés des combustibles, poignée de balayures – bouts de coton imprégnés d’huile – morceaux de bois et d’osier, déjà à demi-consumés. Preuve était faite de l’intention criminelle. Plus étonnant, le panier renfermait aussi un porte-plume. Il fut aussitôt réclamé par le rattacheur Bachelet, un garçon de treize ans, qui déclara l’avoir perdu deux jours auparavant.
Faisant binôme avec Corbon – le fileur qui avait donné l’alerte et sacrifié son cidre – Bachelet était chargé de placer sur le métier à filer des bobines de coton posées dans le panier. Quand elles étaient vides, un autre ouvrier allait les regarnir à l’étage inférieur. Revenait aussi à Bachelet l’épluchage des balayures. Par conséquent, le maniement des paniers à proximité de son « métier » était de sa responsabilité. En pleurs, l’enfant dit à son fileur qu’il craignait d’être accusé.
On apprit qu’un mois plus tôt, le rattacheur Charles dit « Charlot » avait découvert dans son panier une allumette chimique. Le 7 décembre, trois jours après l’incident, le rattacheur Joseph repérait dans son panier une autre allumette chimique[2]. Glissée « entre deux couches de coton », elle aurait pu, aux dires du garçon, « mettre le feu » si, accidentellement, il l’avait froissée d’un geste vif.
L’émoi était d’autant plus grand que le 20 février 1850 – dix mois auparavant – la toute première usine des Waddington, sise elle aussi à Saint-Rémy-Sur-Avre, avait été dévorée par les flammes. Le feu avait pris dans le conduit en bois destiné à faire parvenir le coton des étages supérieurs au rez-de-chaussée. Tour avait brûlé en trois heures. Les secours n’avaient pu sauver que le bâtiment de l’Horloge, précieux en ce qu’il renfermait des machines destinées à l’alimentation des deux autres manufactures.
Le sinistre fut attribué à la malveillance sans qu’aucun indice ne vienne à l’appui de cette thèse. « Cette impuissance à trouver le coupable et le succès du crime devaient encourager les malfaiteurs », conclut le procureur de la République le 27 décembre 1850 : en un mois, trois allumettes avaient été dissimulées dans trois paniers au troisième étage de la filature. Une véritable épidémie qui s’incrivait dans un contexte social et politique qui s’était tendu depuis 1848. Le journal de Dreux avait fait état en février 1850 de lettres de menaces contre les fabriques des Waddington et en juin de la même année, le procureur général dénonçait au garde des sceaux la subversion socialiste qui gagnait les ouvriers de Saint-Rémy et de Saint-Lubin[3]. Certains auraient même entravé les secours lors de l’incendie de février 1850.
Les ouvriers, réduits au chômage forcé, reçurent d’abord du secours des ateliers de l’Etat. Puis, en attendant la reconstruction de la bâtisse, les Waddington imaginèrent de les employer de nuit sur la filature de Lisle. Les métiers tournaient à plein régime, sans interruption. Deux équipes se relayaient toutes les douze heures.
Des premiers éléments de l’enquête, il résulta que le binôme de nuit du métier n°2 n’était pas en cause. En revanche, celui de jour était suspect. Le soupçon se porta – non sur le fileur Corbon qui avait étouffé le feu, mais sur son rattacheur, le petit Bachelet. Le juge d’instruction l’interrogea, l’engageant vivement à dire toute la vérité : savait-il qui avait placé les combustibles dans le panier et frotté l’allumette ? Était-ce, par exemple, le rattacheur du métier n° 1, son voisin ? Bachelet le disculpa. Certes, il était passé tout près du panier incriminé, mais en courant car il allait aux latrines.
Le juge fit ses comptes : ni l’équipe de nuit, ni les fileur des métiers 1 et 2, ni encore le rattacheur du métier n° 1…. Par élimination, il ne restait que lui, Bachelet. Ne s’était-il pas d’ailleurs désigné comme coupable quand il avait déclaré avoir pris quatre bobines, juste avant que les flammes ne jaillissent ? Et puis, il y avait son porte-plume tombé dans le panier…
Cerné par les questions du juge, confus dans ses réponses, empêtré dans ses contradictions, Bachelet, petit bonhomme haut comme trois pommes – « quatorze décimètres », écrit le rapport – avoua tout. À 10 heures 30, il avait déposé les balayures, le petit bois et l’osier dans le panier ; à 11 heures 30, jugeant le moment propice, il avait tiré une allumette chimique de la poche de son gilet. « Mais comme j’étais pressé, j’ai pris en même temps dans ma main mon porte-plume, j’ai bien vite frotté l’allumette sur le bois d’une bobine vide et je l’ai mise sous les trois bobines de coton qui ont pris feu. Mon porte-plume est tombé dans le panier. »
Le juge : et la seconde allumette trouvée dans un panier le 7 décembre par le rattacheur Joseph ? Dans sa lancée, Bachelet reconnaît qu’il l’a donnée à Pelletier, un rattacheur de douze ans qui « fume la pipe comme un homme ». Appréhendé, Pelletier explique qu’il avait voulu imiter son camarade, pensant que l’allumette pourrait s’enflammer à la faveur d’un contact.
Le 5 décembre 1850, Bachelet quitte ses parents – de modestes journaliers – ses deux petites sœurs, son hameau du Plessis, ses camarades et son atelier. Il est écroué à la prison de Dreux en attendant le procès en assises : au regard de la loi, il a commis un crime. C’est pourquoi peut-être, il modifie sa version des faits le 7 décembre. Oui, le porte-plume et l’allumette ont bien atterris dans le panier, mais à cause d’un geste malheureux lorsqu’il a saisi son gilet accroché à sa verticale. Le feu a dû se déclarer au remuement des bobines… Un conte à dormir debout qui laisse l’instruction de marbre.
Des interrogatoires de Bachelet, de ses camarades et de ses parents émergent non seulement la matière du fait divers, mais aussi – et peut-être surtout – le quotidien d’un enfant de treize ans au mitan du siècle, rattacheur dans une filature.
[1] Tous les extraits cités, sauf exception signalée, proviennent du dossier d’assises. 1ere session, 1851. Archives départementales d’Eure-et-Loir.
[2] Allumettes chimiques, sans sécurité. Elles s ’allumaient sur n’importe quelle surface.
[3] Geneviève Dufresne-Seurre, Les Waddington, une dynastie de cotonniers en Eure-et-Loir, SAEL, 2011, p. 128 et 189.