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Histoire-géographie et patrie à l’école au temps de Jules Ferry

Français et mathématiques au temps de Jules Ferry dans une petite école du Perche, c’était l’objet de la chronique précédente. Le lecteur avait noté que les sujets portaient surtout sur la vie quotidienne, celle concernant la « petite patrie », c’est-à-dire la commune.

Avec l’histoire et la géographie, le cadre géographique et temporel s’élargit. Toutefois, ainsi que le stipule la loi du 26 mars 1882, ces deux matières s’intéressent avant tout à la France :  d’abord bien connaître son pays, sa grande patrie.  Hauts faits et grands personnages scandent l’enseignement d’une histoire à visée patriotique, vingt ans après l’humiliation prussienne.

Commençons par Vercingétorix  » brave et énergique ».

Première vignette : Vercingétorix commande à des cavaliers d’aller chercher des renforts. Seconde vignette : après la défaite d’Alésia, Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César. Source, Lavisse, Récits et entretiens familiers, 1903.

Remontée dans le temps et exaltation tout d’abord de Vercingétorix, perdant magnifique.  La copie d’Armand Bequignon le 23 novembre 1895 combine image d’Epinal [ « les gaulois étaient grands et forts, ils aimaient la chasse et la guerre »], référence à la Guerre des Gaules de César [« arrivé aux pieds du vainqueur, Vercingétorix jeta ses armes »], confusion – [Vercingétorix vainquit César à Alésia], et enfin et surtout invitation à glorifier ces ancêtres « héroïques » qui « affrontaient la mort en riant ». Pensant peut-être à l’Allemagne, l’écolier conclut ainsi son travail : « Enfant, réfléchissez dans votre cœur et lequel aimeriez-vous, du conquérant romain ou du jeune gaulois ? ». Si le « style laisse à désirer », Edmond Fleury n’est pas mécontent du contenu puisqu’il accorde 7/10 au travail de son élève.

L’élève récite l’histoire enseignée par le maître. Une erreur de l’écolier : confusion entre Gergovie et Alésia et un anachronisme, le mot « carrosse » au lieu de char. Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2.  Tous les écrits des écoliers de cette chronique proviennent de ce dossier.

Et le Moyen-Age ?

Période contrastée, elle fait le grand écart entre désordre et figures tutélaires.  « Les français étaient encore barbares », écrit Jules Gannier le 19 février 1896, sans être démenti par son maitre, tout plein des représentations véhiculées par la vulgate républicaine sur cette période de « ténèbres ». L’écolier souligne toutefois le rôle civilisateur de l’Église et de la chevalerie : la première « empêche la barbarie », la seconde « soulage les pauvres, les orphelins et les veuves ». 

Au panthéon républicain, Saint Louis…

Première vignette : Saint Louis, enfant, suit les leçons de sa mère. Histoire de France, cours élémentaire, Ernest Lavisse, Armand Colin, 1913, page 58. Seconde vignette : Saint Louis rend la justice sous son chêne à Vincennes. Histoire de France avec récits et dissertations,  Armand Colin, 1884, p.78. ( consultable sur Gallica).

Dans la galerie des hommes illustres – Du Guesclin, Bayard, héros de la guerre de Cent ans ou Pierre l’Ermite, prêcheur de la première croisade – une place particulière échoit à Saint Louis. « La reine Blanche aimait passionnément son fils, expose Margueritte Fleury. Pourtant elle permettait à ses maîtres de le corriger quand il n’était pas sage ». Une éducation sans concession qui porte ses fruits : la jeune fille célèbre le « bon roi qui rendait la justice à tout le monde sous un chêne à Vincennes » ainsi que le défenseur de la Chrétienté qui « entreprit une croisade » et dont « les ennemis admiraient la vertu. »

… et Jeanne d’Arc

Jeanne d’Arc à Orléans, fêtée par les habitants après la victoire contre les Anglais. Cours Lavisse, 1913.

En dehors de Blanche de Castille, seule une autre femme se fraye une place dans les copies. C’est Jeanne d’Arc. Le début de la rédaction dénote une certaine distance avec la légende dorée des voix… « Elle crut entendre des anges qui lui recommandait d’être bonne et sage et d’aller au secours du roi. Elle alla à Orléans puis à Reims où elle voulait faire sacrer le roi […] elle fut condamnée à être brûlée vive sur la place de Rouen. » Saint Louis et Jeanne d’Arc… Le premier incarne l’unité morale, la seconde préfigure la naissance de la patrie, les deux combattirent pour la défense du territoire français. C’est pourquoi ces deux figures de l’Ancien Régime occupent une place centrale dans les manuels d’histoire d’Ernest Lavisse, lequel répandit, selon le mot de Pierre Nora, « l’Évangile républicain[1] ».

« Enfant, tu dois aimer la France »

Le « Lavisse » avec, en couverture, l’adresse aux enfants. Ernest Lavisse en 1913.

Dans les devoirs d’histoire soumis à ces élèves du Perche, les autres états n’apparaissent qu’à la faveur des rapports- souvent conflictuels – qu’ils entretiennent avec la France.  Les copies magnifient le courage et l’audace des grands hommes de l’Antiquité à l’époque contemporaine. « Pour tout dire, avertissait Ernest Lavisse, si l‘écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales… s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps[2]« .  Analysant l’enseignement de ce récit national, l’historienne Mona Ouzouf conclut justement : « L’histoire de France a relayé l’histoire sainte. Il y a eu un transfert de sacralité ».

Et la géographie ?  carte de la région, grande carte de la France

C’est aussi à la France que s’intéressent leçons et devoirs de géographie.  Les élèves sont invités à dresser au crayon couleur les cartes des régions avec le nom des départements et des préfectures.

Carte de l’Orléanais. Limites approximatives…

Mais le 10 juin 1896, l’exercice se complexifie. Eugénie Prunier est évaluée sur une carte de la France : à elle d’en dessiner les contours – bleus pour les rivages, rouges pour les terres – et d’indiquer pour chaque région productions et grandes villes. Les tours que lui jouent sa mémoire, le lecteur les lui pardonnera (sans doute) au regard des productions scolaires contemporaines….

Carte de France non corrigée par le maître.  À la fois, beaucoup d’informations et d’approximations

L’écolière commet des approximations – Toulouse et Angoulême et « Chateleraut » penchent dangereusement vers l’est – ; l’orthographe est défaillante – « le Missif Central » – et l’exercice est ponctué de fantaisies plus visibles encore : la vallée du Rhône est perchée au sommet des Alpes… Mais Eugénie n’a pas oublié d’amputer la France de l’Alsace et la Lorraine, conséquence de la défaite de 1870.

« Apprends la géographie, ma Louisette »

« Apprends la géographie ma Louisette, c’est parce que les français ne la savaient pas que leurs voisins, qui eux la savaient, ont envahi et saccagé leur territoire », énonce un livre de lecture du début du siècle[3]. Dès le lendemain de la guerre, nombre d’intellectuels français attribuaient le désastre à la déficience de l’enseignement et notamment à la méconnaissance des cartes topographiques[4]. Artisan des nouveaux programmes dans les années 1870, Jules Simon se lamentait que les étrangers – les Prussiens par exemple … connaissaient mieux que nous « la géographie […] de notre propre pays. Ils auraient pu nous signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! « 

Edmond Fleury, l’instituteur. Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2. 

« Que puis-je faire pour mon pays ? »  Réponse d’Armand

Tout ceci nous amène à envisager plus largement les valeurs inculquées par Edmond Fleury, instituteur d’une République qui avait tout juste 20 ans. « Que puis-je faire pour mon pays ? » : c’est l’exercice de style sur lequel planche Armand Béquignon le 22 novembre 1895.

D’abord lucide – « je suis encore si petit », il enchaîne sur la veine patriotique. « Cependant tout le monde a des devoirs pour son pays. Moi je dois en avoir aussi. Cherchons. Je dois être un bon écolier, au régiment je dois m’appliquer à faire les exercices pour devenir plus tard grand et fort. Je veux devenir un bon soldat et un bon citoyen pour défendre mon pays s’il a besoin de moi. »  En raison du style jugé « faible », l’écolier doit se contenter de 3/10.

« Que puis-je faire pour mon pays ? »  Réponse d’Irma

Sur le même sujet, un mois plus tard, Irma Cottereau apporte une réponse à la fois similaire – « je m’appliquerait bien à l’école » mais genrée. D’exercices physiques, il n’est pas question pour la jeune fille. Elle écrit ceci, orthographe respectée : « Je coudrai et j’apprendrait à ourler tout ce qui serat utile quand je serais grande. Si la patrie a besoin de moi plus tard afin que je fasse une bonne ouvrière ».

Pour Irma, servir le pays, c’est aussi « s’appliquer à la couture » à l’école.

Sans surprise, les deux élèves ont intégré le fait que l’école primaire prédispose les filles aux ouvrages de femmes et les garçons, par la pratique de la gymnastique, aux futurs devoirs du soldat[5]. Lesquels incluent le sacrifice de sa vie. À ce sujet, Marguerite, la fille de l’instituteur, affirme qu’on « doit défendre le drapeau jusqu’à la mort sur le champ de bataille comme c’est arrivé en 1870 ». À l’histoire est dévolue la mission essentielle : former de bons citoyens, des électeurs et des soldats.

Margueritte Fleury, fille de l’instituteur :  » Défendre le drapeau jusqu’à la mort ». Devoir du 22 janvier 1896.

Notes

[1] Pierre Nora, Les lieux de mémoire 1. Quarto, Gallimard, 1997, p. 239. Le « Lavisse » en trois volumes en était à sa 75éme réédition en 1895. Prodigieux succès d’édition. A ce sujet, l‘article de Retronews.

[2] Cité par Pierre Nora, Les lieux de mémoire 1. Quarto, Gallimard, 1997, p.269. « Vous enfants du peuple, sachez que vous apprenez l’histoire pour graver dans vos cœurs l’amour de votre pays. Les Gaulois, vos ancêtres ont été vaillants. »

[3] Cité par Maurice Crubellier, L’école républicaine, éditions Christian, p. 54Ernest Lavisse, dont les manuels ont été les piliers de l’enseignement de l’histoire et de l’éducation civique sous la IIIe République était persuadé que la Prusse avait remporté la guerre grâce à ses instituteurs :  « L’instituteur allemand a vaincu a Sadowa et à Sedan ». Cité par Pierre Nora, op. cit ; p. 249.

[4] Pour Jules Simon, une des leçons de la défaite de 1870 est qu’il faut que « la France connaisse la France aussi bien que peuvent la connaître les étrangers… C’était surtout la géographie, et surtout, hélas ! celle de notre propre pays, qu’ils savaient mieux… Ils auraient pu nous signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! » Cité par Nathan Neret, in L’impact de la guerre franco-prussienne dans l’enseignement secondaire de 1870 à nos jours. Master, Université de Franche Comté, 2021-2022, p. 25.

[5] De 1882 à 1892,  il y eut dans les écoles et pour les garçons des bataillons scolaires avec maniement d’armes.

Cahiers d’écoliers au temps de Jules Ferry

 

Deux cahiers de devoirs mensuels de l’école de La Gaudaine, petite commune du Perche, sont conservés aux archives d’Eure-et-Loir[1]. Datés de 1895 et 1896, ils permettent, quinze ans après l’adoption des lois Ferry, de suivre l’enseignement prodigué par Edmond Fleury à une dizaine d’élèves du cours supérieur. Parmi eux, Margueritte, sa fille. Quand, le 3 juin 1908, elle appose sur le registre de mariage sa signature aux lettres bien formées – comme le lui avait appris son père – se souvient-elle que le 18 novembre 1895, elle avait hérité d’un commentaire cuisant pour « écriture maigre » ?

Edmond Fleury, instituteur de la Gaudaine,  Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2. 

Le programme de l’ école Républicaine : d’abord le français.

Hussard noir du Perche, Edmond Fleury se conforme au programme :  exercice d’écriture – justement –  mais aussi dictée, grammaire, exercice de style. Le français a une place de choix dans les horaires et les devoirs[2]. En des années où le patois est encore la langue maternelle, la maitrise du français devient indispensable compte-tenu de la circulation croissante de l’imprimé et des individus. Les mathématiques qui arrivent en seconde position précèdent l’histoire, l’instruction civique, la morale et à un degré moindre la géographie[3].

cahier d'écolier au temps de Jules Ferry

Les instructions officielles en page 2 du cahier. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 90 J art 2 ( comme tous les documents présentés dans cette chronique).

Si ces devoirs renseignent sur les compétences attendues, ils nous informent aussi sur les sujets donnés – souvent en prise avec la vie quotidienne -, sur les idées inculquées par l’école républicaine et enfin, sur la notation et les commentaires lapidaires du maitre. Le lecteur pourra se risquer aux comparaisons de niveau et d’évaluation d’aujourd’hui…

Exercices d’écriture : la Russie à l’honneur

La majorité des exercices de français et de mathématiques prennent appui sur « la petite patrie » : nature environnante, temps des saisons, métiers du village, bref le quotidien. Il y a cependant des exceptions. En témoignent les exercices d’écriture. Fréquents, même en dernière année de cours supérieur, ils sont l’occasion d’orthographier les noms d’hommes illustres ou – lien avec l’actualité – , de célébrer l’amitié franco-russe. Les contemporains jugeront peut-être bien sévère le maître qui estime « maigre » l’écriture de sa fille Margueritte sur « l’Empereur de Russie… pacificateur de l’Europe »… 

« Ecriture maigre » : trop de déliés et pas assez de pleins, sans doute…..Archives départementales 90 J art 2.  Tous les documents proviennent de ce fonds.

Décidemment, l’époque était aux mamours entre la France et le tsar puisque le lundi 8 juin 1896, les élèves s’appliquent sur cette phrase : « La France et la Russie sont deux nations amies ».

Ecrire et conjuguer : « assez bien » pour Irma.

Écriture encore, mais pour apprendre les conjugaisons. Quand Irma Cottereau, 12 ans, décline quatre temps de l’indicatif, elle compose sur de petites phrases en phase avec la vie quotidienne : « Je nivelle un chemin » et « vous amenez un cheval… ». Vingt-quatre accords et   – las ! – six fautes pour la fillette qui écope d’un 5 sur 10. Elle sait que bien écrire, bien conjuguer, c’est se donner les chances de réussir la dictée. 

Terribles dictées : « assez bien pour Léontine.

Exercice disciplinaire, chronophage et décisif pour l’obtention du certificat d’études, elle impose d’emblée à nos élèves percherons une écriture corsetée par des règles.  En voici deux copies. La première, écrite par Léontine Guyot le 17 décembre 1895, porte sur un sujet de saison : la neige.

« Tantôt sur la grande place : quelle plaisir pour les écoliers. On dressera quelque grands bonhommes de neige, on se divisera en deux camps et les boules de neige pleuvront. On rantrera joyeux, les mains rouge, la figure animées avec la bonne fatigue de l’exercice en pleine air. »

Verdict de l’instituteur : « Assez bien » seulement car six fois, la plume rouge s’abat sur le cahier. Ces fautes, le lecteur les a-t-il pointées ? La seconde, datée du 11 mai 1896, a beau évoquer les arbres fruitiers du pays, elle n’a pas inspiré Lucien Hermeline et ses 12 printemps. Sa dictée compte autant de fautes que la pomme de pépins.

La dictée n’a pas été corrigée. Qui comptera les pépins ?

L’analyse grammaticale : « assez bien » encore pour Léontine

Troisième type d’exercice, l’analyse grammaticale a pour objet de définir la nature et la fonction des mots. Léontine Guyot s’y emploie le mercredi 22 janvier 1896, décortiquant les neuf termes de la phrase suivante, reflet de migrations saisonnières.  « Les petits savoyards ramonent les cheminées de nos maisons ». L’écolière se trompe deux fois en faisant de « nos » un adjectif possessif masculin et de « maisons » un nom commun masculin. 7/10 et AB tranche le maître[4].

cahier d'écolier.

Extrait de l’analyse grammaticale de Léontine Guyot.

La composition française : le petit Hermeline à la peine… » faible »

Abordée à partir du cours moyen, la composition française suppose la maitrise minimale de l’écriture, de la conjugaison, de l’orthographe acquise les années précédentes… Elle a pour objectif de conduire les « enfants à exprimer leurs pensées et leurs sentiments par écrit en un langage correct[5] », énonce le recteur de Paris en 1882.

Le thème du 22 janvier 1896 porte sur le pain : « Du pain est là sur la table. Vous passez en revue tous les ouvriers qui ont su s’employer pour le faire. Vous en conclurez qu’il ne faut pas le gaspiller ». Lucien Hermeline convie certes tous les métiers, mais les fautes innombrables – « la miche a crote doré » au lieu de « croute dorée » -, la syntaxe défaillante et une grosse erreur – « le domestique a semé du grain dans les forêts… » – ont raison de la patience d’Edmond Fleury qui couvre la page de rouge.. En marge, il écrit  : « Faible, 3/10 ».

Extrait de la composition française de Lucien Hermeline.

Acrobaties de chiffres… Le petit Prunier et Margueritte Fleury en réussite : « bien ».

À l’instar du français, les exercices de mathématiques s’inspirent des réalités locales. Ainsi le mercredi 20 novembre 1895, Edouard Prunier, 13 ans, fait-il de savants calculs – sans calculette –  sur ce sujet :

« Une mère de famille fait confectionner une douzaine et demie de chemises avec de la toile qui coûte 1f. 6 le mètre. Il faut 2 m 70 pour chaque chemise et l’on donne 10 francs par semaine à la couturière qui fait une chemise par jour. Combien coûtent toutes les chemises ? »

Exercice intéressant pour le lecteur du XXIe siècle car il rappelle que nombre de vêtements étaient à cette époque confectionnés par des couturières et non achetés en ville dans un « magasin de nouveautés ». Après une série d’opérations sans une rature, Edouard conclut par la bonne réponse : 107, 76 francs.

D’autres élèves exercent leurs raisonnements sur le prix du cidre par barrique de 430 litres ou par « feuillette » (tonneau dont la capacité oscille entre 114 et 140 litres) ou encore sur la vente de bouteilles, le prix des travaux dans une ferme et plus important encore la valeur de la terre… Margueritte Fleury fait merveille.

21 janvier 1896. Les calculs de Margueritte Fleury. Cette fois, l’instituteur (et le père) est satisfait. Tout est juste. 10/10.

Et la semaine prochaine : Histoire, géographie, instruction morale et valeurs républicaines…

Notes

[1] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 90 J art 2. En principe, chaque élève devait avoir son propre cahier de devoir mensuel. De fait, les deux cahiers conservés ont servi de support à plusieurs élèves. Edmond Fleury a été aussi instituteur à Moulhard, puis à Châtelliers-Notre-Dame, toujours dans le Perche. Fervent partisan du député Deschanel avec qui il entretient une correspondance, il s’inquiète pour lui lors de son duel avec Clemenceau.

[2] Près de 3 heures par jour, plus du tiers de l’horaire.

[3] Aucune mention dans ces cahiers du dessin, de la couture et de l’éducation physique.

[4] Samedi 15 février 1896 l’analyse grammaticale porte sur la phrase : « les gentilles hirondelles annoncent le retour du printemps ».

[5] Cité par Maurice Crubelier, L’école Républicaine, 1870-1940. Éditions Christian p. 63

Dédicace Alain Denizet

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1833, affaire de Lèves : quel épilogue ?

Le premier épisode de cette histoire raconte comment et pourquoi l’évêque de Chartres a jeté l’interdit sur le curé de Lèves, Ledru. Refusant de courber l’échine, l’abbé Ledru, soutenu par ses paroissiens, s’était alors affilié à une Église schismatique. Les ponts rompus, la tension monta tout l’hiver. Après une première échauffourée le 12 mars 1833, une véritable émeute éclate le 28 avril avec barricades à Lèves et sac de l’évêché.  Elle a fait l’objet du second épisode. Voici le troisième et dernier….

Accusés et accusées au tribunal 

Restait à sanctionner les coupables, journaliers, vignerons ou artisans originaires de Lèves mais surtout de Chartres et des communes proches[1]. Cinquante personnes furent arrêtées et jugées, des hommes au surnom ronflant – Chat Blanc, Bombance, Beauventre, Saint-Afrique ou Le Pape – ,mais aussi des femmes, celles qui notamment avaient outragé l’adjoint de Lèves et l’abbé Dallier. Douze inculpés furent traduits devant le tribunal correctionnel et le restant fut déféré devant la cour d’assises au début du mois de juillet 1833.

Félicité Royer, femme Macé, journalière et Jeannette Aiglehoux, femme Roby dite « Carnaval », jardinière, toutes deux de Lèves et Louis Bezard, dit Citro, journalier demeurant à Chartres et membre de la bande des « diamans ». Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

La plupart des journaux – Le Temps, Le Bonhomme Richard ou le Nouvelliste – réclamait des mesures exemplaires contre les membres de la « secte ».

Quelles sanctions ?

La balance de Thémis pencha vers la clémence. La cour d’assises acquitta tous les accusés à l’exception de Laurent Sébastien, 18 ans, dit « Louloup », qui avait par trop injurié le chef de bataillon de la garde nationale alors qu’il était « pris de boisson ».

Louis Bezard dit Louloup est « accusé d’avoir, à l’évêché, outragé par paroles, gestes… un chef de bataillon de la garde nationale de Chartres ». Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

Quant aux autres accusés, ils nièrent avoir lancé des pierres et pillé l’évêché. Doublet, l’avocat de la défense en fit presque de bons garçons. Dans son envolée oratoire, il précéda même Victor Hugo :  » Ce sont des hommes du peuple, des misérables », ajoutant pour excuser leur emportement :  » Ce sont des hommes d’action et parfois des hommes de cœur ». Certes prompts à jouer des poings, mais de la trempe de ceux qui avaient fait la « Révolution de juillet 1830 », releva finement l’avocat. Clin d’œil  à l’intention des jurés, majoritairement issus des rangs de la bourgeoisie, favorable aux réformes libérales de Louis-Philippe.

émeutes à Lèves, 1833

Extrait de la plaidoirie de l’avocat Doublet. Le Glaneur, 11 juillet 1833. Avant Hugo, il défend des « misérables ».

Après l’émeute, l’apaisement

Le procès de juillet s’inscrivait dans un contexte nouveau. Depuis le 28 avril, les esprits s’étaient apaisés. Lèves était sous le contrôle de la troupe, nourrie et logée par les ménages. De quoi calmer les ardeurs rebelles.  Par voie d’affiches le 4 mai, le préfet de Rigny appelait « les habitans de Lèves » à se défier des « faux amis » et à revenir aux fondamentaux : « Rester fidèles à la loi, à l’ordre… le plus sûr moyen de garder nos libertés ». Delessert, son successeur, mena une politique de conciliation, assura au ministre de la Justice que l’abbé Ledru n’était pas « méchant » et conclut ainsi son rapport : « Cette affaire de Lèves dort tranquillement[2] ».  

4 mai 1833, adresse du préfet de Rigny aux « habitans de Lèves ». Archives du diocèse d’Eure-et-Loir.

Un évêque patelin

De son côté, dans sa lettre pastorale du 12 mai 1833, l’évêque Clausels de Montals invita le jury à la magnanimité envers ceux qui avaient saccagé son évêché : « Que Dieu ait des regards de protection à ceux qui vont être jugés ». 

Extrait de la lettre pastorale de Clausels de Montal, l’évêque de Chartres, 12 mai 1833. Archives diocésaines de Chartres.

En maître patelin, il épargnait les paroissiens que, du haut de sa grandeur, il présentait comme des « hommes sans étude, distraits par leurs travaux champêtres, et aisément séduits quand on flatte leur passion ». Tel le berger accordant son pardon, il ne doutait pas de la contrition des Lèvois, ayant la « ferme confiance que cette portion de notre troupeau rentre dans le bercail de Jésus-Christ ». L’évêque réserva ses flèches à l’abbé Ledru. Déjà coupable d’insubordination, il avait surtout « érigé une église schismatique », profitant de la crédulité de ses paroissiens.

Deux débats de fond portés par le député Isambert

L’affaire de Lèves suscita dans la presse nationale des débats de fond. Isambert, ancien député d’Eure-et-Loir et conseiller à la cour de Cassation en était à l’origine. La manière dont les autorités préfectorales avaient géré les évènements lui avait fortement déplu. Le magistrat concentra ses critiques sur deux sujets : l’intervention de l’État dans ce qui relevait de la pratique cultuelle et, au niveau local, la fâcheuse tendance à considérer les églises comme lieu de culte réservé aux catholiques romains.

François-André Isambert, lithographie de Villain, 1829. 

I L’Etat a-t-il été impartial dans l’affaire de Lèves ?

Premier point, Isambert déplorait la partialité de la préfecture. De fait, elle avait apporté son soutien à l’évêque de Chartres – un réactionnaire – en lui prêtant le concours de la troupe pour rétablir le culte catholique à Lèves « au lieu de laisser chacun et chaque commune, adapter la forme qui lui convient le mieux[3] ». C’était pour le magistrat un manquement grave à la Charte Constitutionnelle, fondement du nouveau régime, qui stipulait que la « religion catholique est seulement celle de la majorité des Français ».

Comme, de droit et de fait, il n’y avait plus « de cultes privilégiés », Isambert en concluait, « qu’en matière de culte, c’est la seule loi de la majorité qu’il faut suivre[4] ». Or à Lèves, les partisans de l’Eglise de France – celle de l’abbé Ledru –  étaient de loin les plus nombreux. Le préfet, représentant de l’Etat, avait mis son nez dans des affaires qui n’auraient dû intéresser que les seules consciences.  Le député Isambert se saisissait de l’affaire de Lèves pour réactiver les idées favorables à la séparation des Églises et de l’État dont les jalons avaient été posés dès l’époque révolutionnaire.

II les églises sont-elles de droit réservées au cultes catholique ?

L’église de Lèves, Abbé Métais, 1908, p. 151. Interdite à l’abbé Ledru à partir de décembre 1832.

Second point : notant que les églises étaient propriété des communes, Isambert faisait observer qu’aucune loi ne subordonnait « leur destination au seul culte catholique romain ». N’étaient-elles pas « entretenues avec des deniers communaux levés sur les habitants sans distinction de croyances ? ». La conséquence était limpide : « Quand il s’agit de l’usage d’édifices appartenant à des communes, la raison crie que c’est la majorité qui doit en disposer ». Or, s’indignait Isambert, les partisans de l’abbé Ledru voyaient « avec surprise qu’on les obligeait à entretenir une église et un presbytère qui demeuraient fermés[5].

La réponse du camp conservateur

Son argumentation fut taillée en pièces par les journaux conservateurs. D’abord, dirent-ils, en haussant presque les épaules, les églises étaient depuis des siècles réservées au culte catholique.  Ensuite, ils pointèrent un manquement grave à ses devoirs de magistrat : conseiller à la cour de Cassation, il avait pris parti pour une cause sur laquelle il aurait peut-être à se prononcer. Enfin, ses prises de position étaient un appel à la désobéissance et, pire à la rébellion.

Que devinrent la paroisse de Lèves et ses paroissiens ?

 L’abbé Forges nommé par l’évêque fut installé le 21 juillet 1833. Mais il ne sut pas, selon l’abbé Métais, « mettre une digue au torrent d’indiscipline[6] ». Son église était peu fréquentée. L’abbé Ledru continua à dire la messe dans « la grange » bien que le nombre de fidèles se fut étiolé.

« Ministre fondateur de la nouvelle église chrétienne de cette commune » Extrait de l’acte de décès de l’abbé Ledru. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 3 E 209/010.

À sa mort en aout 1837, les Lévois demandèrent un autre desservant à l’évêque. Le 30 avril 1838, il envoya le jeune abbé Migneau à ses enfants prodigues, lesquels revenus au bercail étaient parfois rongés par l’inquiétude : « Les enfants baptisés, les adultes mariés, les vieillards enterrés par l’abbé Ledru, pendant les quatre années de schisme étaient-ils… bien baptisés, bien mariés, bien enterrés[7] ? » Avec une prudence consommée, le nouveau desservant « régularisa les unions, réitéra le baptême sous conditions aux enfants baptisés pendant le schisme puis les admis à la communion, après une instruction suffisante ».

Des églises dissidentes, encore…

L’Église de France de l’abbé Chatel et de l’abbé Auzou périclita dans les années 1850. Dans le dernier tiers du 19e siècle, elle inspira cependant L’Église gallicane de Loyson[8] sur plusieurs points : messe en français, hostilité à la toute-puissance du Pape, à la confession obligatoire et au célibat obligatoire des prêtres.  Le dernier sujet est plus que jamais d’actualité…

Hyacinthe Loyson, prêtre marié : sa femme, son fils. Photographie de l’atelier Nadar (vers 1890). Source, Gallica.

Notes

[1] À ce sujet, la liste des accusés.  Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

[2] Extrait de l’article de l’Écho Républicain, 3 septembre 1966. Merci à Jean-Charles Leloup de me l’avoir aimablement communiqué.

[3] Le Constitutionnel, 2 mai 1833. Comme cela avait été le cas à Clichy et à Pouillé en Vendée

[4] Le Constitutionnel, 5 mai 1833.

[5] Le Constitutionnel, 2 mai et 5 mai 1833.

[6] Abbé Ch.Métais, Saint Lazare de Lèves, Revue des archives historiques du diocèse de Chartres, 1908,  p. 153.

[7] Alexandre Dumas, Mémoires.

[8] Né à Orléans en 1827, décédé à Paris en 1912.

28 avril 1833, Lèves et Chartres en révolution

Le premier épisode de cette histoire raconte comment et pourquoi l’évêque de Chartres a jeté l’interdit sur le curé de Lèves, Ledru. Refusant de courber l’échine, l’abbé Ledru, soutenu par ses paroissiens, s’était alors affilié à une Église schismatique. Les ponts rompus, la tension monta tout l’hiver.

L’échauffourée du 12 mars 1833 : ses causes.

C’est le 12 mars qu’eut lieu la première échauffourée. Voici pourquoi. Un paysan de Lèves avait émis la volonté d’être inhumé selon les rites, non de l’Eglise de France de Ledru, mais selon ceux de l’Église romaine. L’évêque saisit l’occasion pour envoyer dans la ville rebelle un vicaire de sa cathédrale, l’abbé Duval. Il ignorait, écrit drôlement Alexandre Dumas « que jamais missionnaire entrant dans une ville de la Chine ou du Thibet n’avait été si près du martyre ». 

Le Glaneur, 2 mai 1833. Très hostile à l’évêque de Chartres, il le rend responsable des troubles « dans une commune qui jouissait de la plus grande tranquillité » et qui avait un « pasteur au caractère bienveillant et doux ». 

Les faits

De fait, à peine arrivé, l’abbé Duval fut entouré par une foule hostile et saisi à la gorge, après avoir selon Le Glaneur tenu des « propos de halle » et insulté le drapeau tricolore[1]. Par miracle, un conseiller de la préfecture passait avec son cabriolet. Cet homme, connu et estimé par les fidèles de Ledru, ramena le calme et… l’abbé Duval à l’évêché. La famille du mort – qui attendait – se résolut à un enterrement à la manière de l’Église de France. Quoi qu’il en soit, le message était aussi limpide que l’eau bénite : les Lèvois s’opposeraient par la force, s’il le fallait, à la nomination d’un prêtre envoyé par l’évêché de Chartres.

Ralliement du curé Ledru à l’Eglise schismatique

Au début du mois d’avril, ils recevaient avec tous les honneurs le jeune abbé Auzou, curé de Clichy-la-Garenne. Ancien bras droit de l’abbé Chatel (avec qui il s’était fâché), il professait peu ou prou les mêmes idées et avait fondé l’Église Catholique apostolique française.  Il officialisa le rattachement de la paroisse de Lèves à son Église dissidente. Les dames de Lèves lui offrirent une « ceinture aux trois couleurs dont il s’empressa d’orner ses vêtements de prêtre[2] ».

Clausels de Montals, évêque de Chartres (1824-1852). Opposé aux réformes libérales.

La réponse du prélat

Clausels de Montals n’entendait pas tolérer plus longtemps ce schisme à une volée de moineaux de sa cathédrale. Non seulement il compromettait son autorité, mais il pouvait inspirer d’autres curés de son diocèse en un temps où, justement, les idées de l’abbé Chatel essaimaient dangereusement de départements. La profession de foi de l’abbé Ledru avait circulé dans nombre de paroisses et si l’on en croit Le Glaneur, elle y était bien accueillie[3]. En outre, le prélat pensait – à tort – qu’une fraction importante des paroissiens était à ses côtés. Une réaction musclée s’imposait. Vint le 28 avril.

Lèves, matin du 28 avril 1833 : arrivée des forces armées

C’était le jour fixé par l’évêque et le préfet pour l’installation de l’abbé Dallier – le nouveau desservant. Les grands moyens mis en œuvre par les autorités civiles n’empêchèrent pas ce qui s’apparente à une véritable insurrection urbaine, sans équivalent en Eure-et-Loir au XIXe siècle.

Dès le matin, un escadron du 4eme régiment de chasseurs et une escouade de gendarmerie se positionnèrent devant l’église – fermée depuis trois mois, et qui , rappelons-le, faisait face à la grange où officiait justement l’abbé Ledru… Une heure plus tard, escortés de soldats, le préfet, le général commandant la place de Chartres et le colonel de la gendarmerie arrivaient sur les lieux avec l’abbé Dallier et un serrurier : des graviers avaient été introduits dans le trou…

L’église de Lèves, Abbé Métais, 1908, p. 151. Interdite à l’abbé Ledru à partir de décembre 1832.

Premières escarmouches

Dans le même temps, les Lévois, mais aussi des habitants des communes voisines, s’étaient massés sur la place. Cris et menaces firent déguerpir le serrurier tandis que l’abbé Dallier et l’adjoint au maire – qui s’était compromis en conduisant les autorités sur les lieux – étaient agonis d’injures. Le préfet en personne tenta de ramener la foule à la raison. En écho, ne lui parvinrent que slogans séditieux – « À bas les carlistes ! À bas les jésuites ! À bas l’évêque ! – entrecoupés des couplets de la Marseillaise et de la Parisienne.

Première retraite…  

Le préfet jugea prudent de battre en retraite, mais dans la précipitation oublia les deux hommes qu’il était censé justement protéger : l’adjoint au maire et l’abbé Dallier. Le premier qui passait pour un traître à la cause se réfugia dans la mairie avant d’être sévèrement corrigé ; le second fut promptement appréhendé, fait prisonnier et enfermé dans une cave.

« D’autres me reprirent et me jetèrent encore, j’ai reçu même un coup de pierre sur la tête qui me fit sortir beaucoup de sang ». Témoignage de l’adjoint au maire de Lèves, Gougis. Archives départementales d’Eure-et-Loir. 2 U 2 223.

Des barricades 

On s’embrassa, on se congratula, on but à la victoire. Les partisans de l’abbé Ledru croyaient la partie gagnée. L’illusion fut rapidement dissipée. Un informateur annonça que le repli était temporaire et qu’une ordonnance était partie pour Chartres avec mission de ramener des renforts. Aussitôt, sur les deux points de communication avec l’église, deux barricades furent formées avec des voitures renversées et des pièces de bois, des tables de l’école et des volets. Hommes, femmes et enfants firent provision de pierre. « Au bout d’une heure, écrit Alexandre Dumas, il y avait derrière chaque barricade assez de munitions pour soutenir un siège de huit jours ». L’abbé Ledru bénit les combattants et invoqua en français le Dieu des armées. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que la vigie en poste au clocher sonnait le tocsin : les troupes étaient en vue.

Il n’existe pas de représentations des barricades de Lèves. Ici, formation des barricades, Révolution de 1830 (29 juillet)  – Bellangé (1800-1866) – J. lith. de Gihaut frères éditeurs – 1830 – Source BnF. Des pierres et du bois, comme à Lèves.

Bataille rangée et seconde retraite du préfet

Le préfet somma les insurgés de se retirer. Des barricades, répondirent des volées de pierres. L’une d’elles atteint le commandant des troupes. Qui ordonna : « En avant ! ». Les chasseurs, sabre en main, s’élancèrent à l’assaut. « Les Lévois, écrit Alexandre Dumas, firent une magnifique résistance. Une douzaine de chasseurs parvinrent à franchir l’obstacle ; mais, arrivés de l’autre côté de la barricade, ils furent écrasés de pierres. »  C’est qu’ils avaient été pris à revers par des hommes aux aguets dans l’auberge du bourg. Faits prisonniers, les soldats dont finalement, on ne savait que faire, furent relâchés dans l’heure. Mais les esprits restaient très échauffés. C’est pourquoi, le préfet « voulant éviter l’effusion du sang, autorisa la retraite de la force armée, préférant cet acte de longanimité à un succès qu’il eût fallu acheter trop cher[4] ».  Une retraite qui pour la seconde fois abandonnait l’abbé Dallier aux émeutiers. L’idée vint, qu’à tout prendre, il fallait le ramener là d’où il venait. Les poches remplies de pierres, les rebelles se mirent en route pour l’évêché.

En route vers l’évêché : « aller pendre l’évêque » ?

 » La foule arrive à Chartres sans que rien ne s’oppose à sa marche ». Le Glaneur, 2 mai 1833. Le journal fait le procès de l’incompétence du préfet e Rigny, incapable d’enrayer la marche à la violence. Le préfet de Rigny fut révoqué en mai.

L’étrange cortège n’était pas sans emprunter à l’apparat carnavalesque de la Révolution française.   « Un individu marchait en avant en faisant le tambour-major, et une jeune fille suivait par derrière battant ses sabots en guise de cymbales. Des coups de pieds et de poings, des bourrades de toute espèce furent prodiguées à l’abbé Dallier ; on mit dans ses mains un bâton orné de rubans tricolores. Quand elles se baissaient, on le forçait à les relever ; une calotte rouge fut placée sur sa tête, et on le força à crier : À bas la calotte ![5] ». Si l’on suit Alexandre Dumas, une virago – la bien nommée Grenadier – tenait l’extrémité de la corde qui avait été passée autour de son cou. Ne manquait que la pique. C’est ainsi que le curé Dallier fit la demie-lieu qui séparait Lèves de Chartres.

Son calvaire prit fin aux portes de la cité carnute. Des notables chartrains, émus par son sort, expliquèrent aux Lévois que le pauvre prêtre était d’abord une victime des machinations de son évêque. Dallier fut libéré sur-le-champ.  Mais puisque la corde était libre, on décida, selon le mot de Dumas, « d’aller pendre l’évêque ».

L’évêché de Chartres à deux pas de la cathédrale ( aujourd’hui, musée). Coll. personnelle. 

Chartres, après-midi du 28 avril 1833 : le saccage de l’évêché

« On a laissé piller et dévaster l’archevêché de Paris [en juillet 1830], tonna La Gazette de France le 6 mai. Cette immunité a produit ses fruits : l’évêché de Chartres vient d’être l’objet des mêmes suites ». De fait, comme à Paris, les grilles, furent escaladées. L’un des hommes qui avait pénétré dans la cour s’empara d’une barre de fer, avec laquelle il brisa le cadenas qui fermait la porte. Les émeutiers s’engouffrèrent alors dans le palais. Mais le prélat avait quitté les ors de ses appartements pour la pénombre de la cathédrale où il célébrait les Vêpres. « La foule tourna alors sa fureur sur le mobilier. Les glaces, les carreaux de vitres, les lampes, les lustres, les pendules furent brisés ; le tapis de billard fut déchiré, et une cruche d’huile fut renversée dessus ; des billes de billard furent enlevées, un chandelier de plaqué fut aussi brisé, et le pied trouvé dans la cour ; enfin une voiture fut également brisée[6] ».

 » Les vociférations épouvantables précédant les révoltés, le concierge de l’évêché se hâta de fermer les portes ». En vain…. Extrait de l’acte d’accusation. Archives départementales d’Eure-et-Loir. 2 U 2 223.

L’armée à la rescousse

Pressé de mettre un terme à cette folle journée où il avait été ridiculisé plus souvent qu’à son tour, le préfet commanda aux gendarmes, aux escadrons de chasseurs et à la garde nationale, peu motivée[7] – de se diriger vers l’évêché. Rétablir l’ordre, enfin.

Gardes nationaux en 1830. Médiathèque l’Apostrophe – Espace Patrimoine.

Il y eut quelques blessés, le colonel des chasseurs et un capitaine de la garde nationale, méchamment atteint à l’œil par une pierre. Mais de combat, il n’y eut point. Ce fut une débandade à qui mieux-mieux vers Lèves à travers champs. Le soir, les barricades avaient disparu et le calme était revenu. À toutes fins utiles, Le gouvernement avait envoyé le général Schramm et cinq bataillons à Chartres…

Une guerre de religion ?

Traumatisé par cet évènement, un Chartrain exprimait dans Le Messager des Chambres son espoir que « cette guerre de religion [sic] qu’on était loin d’attendre en 1833[8] » soit terminée.

Conclusion de la lettre d’un chartrain anonyme au Messager des Chambres, 30 avril 1833.

Suite et fin…. Le jugement des insurgés, la paix revenue ?

Notes

[1] Le Glaneur, 14 mars 1833.

[2] Le Glaneur, 4 avril 1833.

[3] Le Glaneur, 21 février 1833.

[4] Acte d’accusation cité par Le Journal de Paris, 29 juin 1833.  Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

[5] Acte d’accusation cité par Le Journal de Paris, 29 juin 1833.

[6] Acte d’accusation cité par Le Journal de Paris, 29 juin 1833. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 2 U 2 223.

[7] Quarante-sept hommes seulement, y compris les officiers, se présentèrent. Ce qui montre qu’un certain nombre de gardes nationaux n’étaient pas pressés de défendre les intérêts de l’ombrageux évêque de Chartres. Un rapport de 1832 demandé par le préfet fait état  « de 2523 gardes nationaux 
dont 1223 inscrits au contrôle de réserve. Force civile, elle est organisée dans chaque commune ; elle élit ses officiers et sous-officiers ».  À ce sujet, La Garde Nationale à Chartres au XIXe siècle, dossier de la médiathèque l’Apostrophe, novembre – décembre 2012.

[8] 30 avril 1833.

1833, Lèves, schisme et émeute.

Décembre- avril 1832-1833. Evènement exceptionnel, Dumas témoin. 

En dehors des épisodes révolutionnaires, les émeutes ont été très rares en Eure-et-Loir, département réputé paisible par les autorités. Pourtant, le 28 avril 1833, c’est une quasi insurrection qui enflamme le bourg de Lèves, à deux pas de la cathédrale de Chartres. Elle nous est connue par la presse locale et nationale, par les archives, mais aussi par le récit haut en couleurs qu’en fit Alexandre Dumas dans le chapitre 186 de ses Mémoires[1].  Au moment des évènements, le romancier était en villégiature chez son ami Barthélémy[2] au château de Levesville, voisin de Lèves.

Alexandre Dumas, photographié par Carjat. Wikipédia.

 

À l’origine de l’émeute, un curé « interdit »

Ni cherté des vivres, ni arrestations arbitraires, ni suppression de droits… La colère des Lévois ne répond à aucune des causes qui, habituellement, font brandir fourches et fusils. Non, les habitants de Lèves s’étaient fâchés tout rouge parce que Clausel de Montals, l’évêque de Chartres, avait relevé de ses fonctions leur curé, le nommé Ledru, desservant la paroisse depuis 1818. « C’est quelque chose d’assez curieux, à notre époque, qu’une commune s’insurgeant pour revendiquer son curé[3] », releva tout étonné Le Glaneur. Ce journal, d’ordinaire sans pitié envers la soutane, dressait le portrait d’un prêtre « affable, charitable avec tout le monde, tolérant sans faiblesse, religieux sans ostentation ». Et avec ça, sans manière. Alexandre Dumas le décrit « donnant aux hommes des poignées de main à les faire crier, allant se promener, le dimanche, autour de la danse ; excitant ses paroissiens à secouer, au son du violon et de la clarinette, les soucis de la semaine ; faisant raison aux meilleurs buveurs, et jouant le piquet de première force[4] ».

Le Glaneur, 20 décembre 1832. Les articles de ce journal libéral en faveur de l’abbé Ledru sont autant de piques contre l’évêque de Chartres, jugé réactionnaire.

L’arbitraire de l’évêque

C’est ce prêtre aimé de ses paroissiens que l’évêque de Chartres convoque à la mi-décembre 1832. Monarchiste très conservateur, Clausels de Montals est craint. Ses réparties sont cinglantes et ses arrêts irrévocables. Au curé Ledru qui lui demande les raisons de sa disgrâce, il répond – tout en jouant au billard – : « Je n’ai point à rendre compte de ma conduite, tout ce que je peux vous dire, c’est que vos principes ne sont point conformes à ceux de mon clergé ».

Clausel de Montals, évêque de Chartres ( 1824-1852).

Les Lévois vent debout !

Consternation, mais réaction immédiate et unanime des Lévois. Enfants, femmes et hommes, tous les paroissiens tiennent aussitôt assemblée devant la petite église. Il y a mille personnes au bas mot. D’abord, il est décidé d’assurer un revenu à l’abbé Ledru puisque désormais prêtre interdit, il est de facto privé du traitement de l’Etat. Puis une adresse à l’évêque est rédigée. En deux jours, elle recueille des centaines de signatures, celles des notables, membres du conseil municipal et juge de paix, suivies de celles des humbles dont certains, qui ne savaient signer, ont tenu à faire une croix. La voici :   

« Nous avons le bonheur de posséder depuis dix-sept ans un ecclésiastique respectable sous tous les rapports contre lequel jamais il ne s’est élevé la moindre plainte, le moindre reproche. Nous ne saurions trop nous louer de son zèle à secourir les pauvres et à donner des consolations aux malades, aussi il n’est pas un seul habitant qui ne le respecte et ne le chérisse comme son père. Cependant nous venons d’apprendre avec autant de surprise que de peine que vous venez d’interdire de ses fonctions M. Ledru. Nous vous prions donc de le rendre à nos vœux les plus ardents. »

Signatures des notables de Lèves et des paroissiens. Archives diocésaines, Chartres.

À l’évêché :  évêque obtus contre délégation excédée.

C’est en termes diplomatiques demander à l’évêque de revenir sur une décision aussi incompréhensible qu’arbitraire.  Le lundi 17 décembre 1832, une députation de plus de trois-cents personnes porte la pétition à l’évêché, « une petite armée, écrit Dumas, sans tambours, ni sabres ni fusils pour ne pas effrayer Monseigneur l’évêque ». Si le prélat consent à recevoir les membres de la municipalité, il reste de marbre à la lecture de l’adresse et se refuse à toute justification.

Pour les Lévois, ses motivations sont politiques : le ralliement enthousiaste du curé de Lèves à la Révolution de 1830 avait contrarié cet esprit réactionnaire, ardent partisan du régime de Charles X.  Très remonté, un conseiller municipal l’apostrophe : « Notre curé s’est fait citoyen, il a souscrit pour les glorieux combattants de juillet[5], il a béni le drapeau tricolore, il a habillé le tambour de la garde nationale de la commune. Voilà son crime que ni vous ni les vôtres ne lui pardonnerez jamais ». La fin de l’entrevue s’achève par un double avertissement :  la délégation l’accuse d’exciter « une espèce d’insurrection » et lui signifie que son refus aura pour conséquence le rattachement de la paroisse de Lèves « à l’Église de M. Chatel[6] ».  À ces derniers mots, l’évêque aurait pali.

L’abbé Chatel, fondateur de l’Eglise de France ( 1795-1857). Estampe, bibliothèque municipale de Besançon, EST.FC.1513.

Ralliement de Lèves à l’Eglise schismatique de l’abbé Chatel

Cette Église schismatique fondée en novembre 1830 essaime justement dans le Bassin parisien[7]. Révolutionnaire, sa doctrine s’ordonne autour de trois axes :  réconcilier Église et démocratie, Église et peuple (travail dominical autorisé, messe en français et non en latin, gratuité des sacrements) et concilier religion et chair (les prêtres pouvaient se marier, suppression de l’abstinence).

Ainsi qu’en atteste son « adresse aux habitants de Lèves » publiée en 1835, le curé Ledru s’était rallié dès l’origine à ces idées, incompatibles avec les dogmes et le droit canon de l’Église Catholique. Mais il s’était gardé de les professer publiquement, ne les évoquant que par des « voies détournées à ses fidèles[8]. » De cela, l’évêque de Chartres avait eu vent. Le motif de la révocation était donc autant – sinon plus – religieux que politique. Bientôt, le curé Ledru clarifia la situation en publiant une profession de foi qui inscrivait officiellement l’église de Lèves dans le courant de l’Eglise de France de l’abbé Chatel et de l’abbé Auzou, interdit lui aussi à Clichy. Le schisme était acté.

L’église de Lèves, Abbé Métais, 1908, p 151. Interdite à l’abbé Ledru à partir de décembre 1832.

Succès de la première messe en langue vulgaire

Le 27 janvier 1833, Ledru célébrait sa première messe en langue vulgaire, non dans l’église qui lui était interdite, mais dans une grange qui lui faisait face et dans laquelle trônait le drapeau tricolore, attaché à une poutre. Chacun avait apporté dans le nouveau temple un ornement, nappe, chandeliers, tapis, crucifix, table ou bancs. Isambert, député d’Eure-et-Loir de 1830 à 1831 et qui avait vécu durant son enfance à Lèves assista à l’inauguration de la nouvelle église : « Tout s’y est passé avec la plus grande décence[9] ».  Alexandre Dumas fit un trait d’esprit, jugeant que « c’était un peu plus ennuyeux qu’en latin en ce qu’on était à peu près forcé d’écouter. » Toujours est-il que, si l’on suit Le Glaneur du 7 février, les messalisants  étaient si nombreux qu’il y en avait « même plus au dehors qu’à l’intérieur »…

A suivre….

Notes

[1] Publiées entre 1852 et 1854, soit vingt ans après les faits. Pour l’essentiel, ce qu’écrit Dumas recoupe les autres sources.

[2] Républicain, il participe à la Révolution de 1830 à Paris. Propriétaire du château de Levesville, député d’Eure et Loir lors de la Révolution de 1848, il fut aussi maire de Bailleau de 1831 à 1852. Il fréquenta des intellectuels de l’époque et plus particulièrement Alexandre Dumas qui séjourna à plusieurs reprises à Levesville.

[3] Le Glaneur, 21 décembre 1832.

[4] Alexandre Dumas, Mémoires.

[5] Les trois glorieuses du 27, 28 et 29 juillet 1830, mettent fin au règne de Charles X.  Louis-Philippe lui succède. Il rétablit le drapeau tricolore et la garde nationale, favorise la liberté de la presse.

[6] Le Glaneur, 21 décembre 1832.

[7] Et dans une dizaine de départements en dehors du Bassin Parisien.

[8] Abbé Ch.Métais, Saint Lazare de Lèves, Revue des archives historiques du diocèse de Chartres, 1908,  p. 143.

[9] Le Constitutionnel, 2 mai 1833.

1913, la tigresse de Droué

Une tigresse à Droué pour un film

Ni le producteur du film, ni le dompteur Amar, ni le propriétaire de la carrière de la Boudinerie n’avait fait la déclaration prescrite par la loi auprès du maire de Droué. La tigresse, arrivée le 11 novembre 1913 en gare d’Epernon, avait tranquillement pris ses quartiers au « Grand Moulin », propriété du nommé Giron. Deux petits tigres l’avaient rejointe le 28 novembre. Il était temps : le tournage était prévu le lendemain. La tigresse s’était déjà illustrée dans des reconstitutions historiques, allongée aux pieds de Cléopâtre ou dévorant des chrétiens dans des arènes. Mais à Droué, il s’agissait de filmer une « vraie » chasse au tigre, comme aux Indes.

Hamed Amar, Le Petit Journal, 28 novembre 1913. L’un des trois fils du fondateur de la dynastie, Hamed Ben Amar.

Décor de jungle dans une carrière abandonnée

La carrière de la Boudinerie en était le décor parfait. Nature accidentée du terrain, éboulis de roches énormes, fondrières insondables, végétation impénétrable faite de ronces, d’ajoncs et de lianes entrelacées ; bref, « un vrai site de jungle », résuma le Petit Parisien[1]. Une jungle tout de même aménagée pour les contraintes du film. Le « terrain de chasse » était enclos de trois côtés par des palissades longues d’une trentaine de mètres et hautes de deux mètres cinquante ; un simple treillage surmonté de branchages et de genêts fermait le dernier côté.  Une fois sortis de leur cage dissimulée par un buisson, les fauves devaient se diriger tout droit vers les chasseurs embusqués derrière une barricade percée de meurtrières. C’était le scénario.

Tigresse de Droué

Les palissades en bois. En pointillés blancs, le trajet de la tigresse à partir de sa cage. Le Petit Parisien, 29 novembre 1923.

Dans la matinée du 29 novembre, une poignée de curieux, avides de frissons exotiques, était venue rejoindre l’équipe du film. Parmi eux, le nommé Redon, l’artisan qui avait fabriqué la palissade : « J’ai appris qu’une tigresse allait être tuée dans cette carrière, j’y suis allé en spectateur ».  En dehors du maire qui visiblement n’avait pas été informé, chacun fermait les yeux sur ce qui était à la fois un secret de polichinelle et un petit arrangement avec la loi. Le garde-champêtre dut reconnaître devant le juge un manquement à ses devoirs : « On savait bien que les bêtes étaient là et pourquoi elles y étaient. Mais il ne fallait pas avoir l’air de le savoir ».

Action ! Scénario à balles réelles

A midi, tout était prêt. Action ! Les opérateurs firent tourner la manivelle. Amar, le dompteur, ouvrit la cage. Les deux petits tigres sortirent, s’ébrouèrent puis s’arrêtèrent tout net. La tigresse apparut.  Coiffés d’un casque colonial, la mine concentrée, les chasseurs avaient le doigt sur la gâchette. Mais au mépris du scénario, l’animal obliqua subitement à droite. « À ce moment, expliqua Amar au juge d’instruction, les tireurs ont tiré dessus et l’ont blessée d’au moins cinq balles. Bien que blessée, elle a bondi par-dessus un treillage de deux mètres cinquante de hauteur et s’est enfuie dans les buissons. J’ai tiré moi-même plusieurs coups de revolver. Je la crois morte dans un fourré[2] ». 

Le témoignage d’Hamed Amar, belluaire, 25 ans. Archives d’Eure-et-Loir, 4 MP 633.

Selon La Dépêche d’Eure-et-Loir, les chasseurs auraient trop tardé à ajuster l’animal, soucieux de respecter la consigne : il fallait laisser avancer la tigresse le plus possible afin de ménager le suspense. La production tirait les leçons d’une malheureuse expérience. En juin 1913, dans la même carrière, un jaguar avait été abattu trop tôt. « Du sang-froid ! ne tirez pas trop tôt », leur avait recommandé le réalisateur.  Ils avaient cette fois tiré trop tard.

Où est passée la tigresse ?

Mais la tigresse était blessée, des traces de sang étaient visibles sur quarante mètres. Conscients d’être en délicatesse avec la loi, Amar, les chasseurs tentèrent de la retrouver par leurs propres moyens. En vain. C’est ainsi qu’alertée tardivement, la maréchaussée n’organisa les premières recherches qu’à 15 heures. Trois heures avaient été perdues. Dieu seul savait où était la fuyarde.

Au soir du 29 novembre, les battues n’avaient donné aucun résultat malgré le nombre considérable de fusils venus renforcer les gendarmes dépêchés à la fois par le préfet d’Eure-et-Loir et le sous-préfet de Rambouillet. La nuit venue, on fit de grands feux dans les fourrés qui, peut-être, lui servaient de repaire et, dans les campagnes environnantes, des moutons furent attachés à des piquets, histoire d’appâter le fauve affamé.

Une tigresse en fuite. Une aubaine pour la presse. La Patrie, 30 novembre.

Un pays sous tension

Si l’on suit la presse, qui avait déniché un sujet en or, la contrée vivait dans l’angoisse et la tigresse en vadrouille paralysait même l’économie : « Les ouvriers employés dans les carrières, les cultivateurs n’osaient plus pousser leurs charrues dans les champs, les bûcherons avaient laissé là leurs coupes, les couturières occupées dans les entreprises avoisinant Droué ne voulaient plus rentrer chez elles après le coucher du soleil, les mères de famille craignaient pour leurs maris et leurs petits[3] ». D’autant que, la féline, pourtant introuvable, paraissait douée du don d’ubiquité.  Aperçue en Seine-et-Oise, rodant en forêt de Rambouillet, puis tout près du château de Voisins, elle avait aussi été repérée en Eure-et-Loir, tout près d’Auneau, du côté de Bailleau-l’Evêque et prés de Mainvilliers, des témoins l’avaient entendu rugir…. Mais c’est de Lèves, dans la banlieue de Chartres, que vint la plus grosse frayeur. La nommée Coupeau eut son heure de célébrité quand elle conta sa rencontre avec la supposée tigresse. Les empreintes étaient, en fait, celles d’un chien.

Tigresse de Droué, 1913.

La Dépêche d’Eure-et-Loir, 29 novembre 1913.

Recherches vaines et soudain…

Les battues reprirent dans la matinée du 30 novembre dans le hallier épineux de la carrière, à l’endroit où avaient été repérées les traces de l’animal. À la petite troupe dirigée par le gendarme Lavigne s’était joint le reporter du Petit Parisien. Au cœur de l’action, il entraîne ses lecteurs dans la jungle inextricable. « Seul journaliste présent, je m’acheminai avec la vaillante cohorte. Méthodiquement, nous déchirant les mains aux épines, laissant de-ci de-là aux branches des lambeaux de vêtements, glissant, butant, nous explorâmes une assez vaste étendue de terrain sans rien apercevoir de suspect. De temps à autre, cinq ou six chiens, que nous avions avec nous, donnaient de la voix, ayant levé un lièvre ou un lapin. »

Soudain, un grand cri. Le gendre du propriétaire du Moulin de Droué, ancien spahi et amateur de grandes chasses, venait de découvrir la tigresse. Morte. Elle gisait à deux cents mètres du « terrain de chasse » d’où elle s’était échappée. « On respire dans toute la région », lâcha Le Petit Parisien. À l’aide d’une chaîne et de cordes, la bête fut trainée dans une clairière proche, puis portée à dos d’homme jusqu’au village avant d’être exhibée dans une grange. Tout le village défila. On fit des photos, le fauve aux pieds des valeureux chasseurs de la jungle de Droué…

La tigresse aux pieds des chasseurs et d’une femme. Le trophée, comme aux colonies. Excelsior, 30 novembre 1913. L’évènement est contemporain du premier livre sur Tarzan, « le roi de la jungle ».

Une tigresse abattue : un scandale ?

De l’incident, Le Casino de Paris, producteur du film, fit un argument commercial. Dès le 2 décembre, il annonçait dans L’Excelsior la diffusion de la « La mort du tigre », promettant aux spectateurs « toutes les péripéties de cette chasse émouvante, y compris la sensationnelle évasion du fauve sous les balles des chasseurs. Matinées et dimanche. Il est prudent de réserver ».

Qu’une tigresse ait été tuée pour les besoins d’un film ne souleva aucune réprobation.  Seul  – ou presque – Le Figaro s’émut qu’une  « pauvre vieille tigresse qui devait être sacrifiée dans cette scène dramatique » soit « morte d’épuisement et de faim » après avoir été atteinte de cinq balles. L’Intransigeant ironisa  sur ses confrères qui, « d’une sensibilité peut-être excessive, s’attendrissent sur la mort de cette pauvre tigresse ». La majorité des titres se contenta d’un récit sobre et sans commentaire. Mais certains ne résistèrent pas au trait d’humour évoquant par exemple l’occasion de s’offrir une nouvelle descente de lit…

L’épisode amusa… Caricature de l’ Éclair, 7 décembre 1913. La tigresse en fuite : « Fauve qui peut », écrit La Dépêche d’Eure-et-Loir.

Pour le journal des arts et de la culture, Coemedia, le scandale était ailleurs : « Il est vraiment regrettable d’aller faire le tour du monde, afin de rapporter des documents authentiques – ainsi qu’il est habituellement en usage au cinématographe dans les maisons sérieuses – pour que des impresarios d’occasion viennent, par des tartarinades aussi grotesques que celle-ci, jeter le discrédit sur les films que le public n’hésitera pas à croire truqués comme celui-là[4]. »

Animaux et cinéma : de la mort programmée aux images de synthèse

« Les animaux n’ont jamais quitté les plateaux de tournage, il leur arrivait même, de ne plus pouvoir en repartir vivants »[5], écrit Corinne Lesaine.   Cinq ans après la tigresse de Droué, un lion était poignardé à mort par le premier interprète de Tarzan au cinéma dans « Tarzan chez les singes ». En 1925, une centaine de chevaux mourraient lors du tournage de la course de chars dans « Ben Hur ».

Premier des Tarzan publié en 1912, Tarzan of the apes (traduit en Tarzan chez les singes) fut aussi le premier à faire l’objet d’un film.  

Au fil du temps, les sensibilités ont évolué et l’arsenal législatif s’est développé. Depuis la fin des années 1970, le Code rural « interdit les mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité ». En 1994, les délits à l’encontre des animaux sont précisés dans une section du code pénal distincte de celle des biens. La Fondation « 30 Millions d’Amis » propose depuis 1995 aux productions cinématographiques, publicitaires ou télévisuelles réalisées en France un visa certifiant l’absence de maltraitance des animaux acteurs . Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour substituer aux animaux vivants des images de synthèse, tel l’ours du film The Revenant. Vaste débat.

Notes

[1] 29 novembre 1913.

[2] Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 MP 633.

[3] Le Petit Parisien, 30 novembre 1913.

[4] Coemedia, 29 novembre 1913. Idem dans L’Autorité et dans Le Progrès de la Somme,  1er décembre 1913

[5] In Corinne Lesaine, Mémoire pour l’obtention du Diplôme d’Etablissement « Protection Animale : de la Science au Droit » (DE PASD), Docteur en médecine vétérinaire, diplômée de la faculté de médecine de Nantes.

1er juillet 1919, Chartres : les poilus se mutinent

Armistice signé et pourtant…

L’armistice a été signé le 11 novembre 1918. Pourtant, en avril 1919, plus de deux millions de soldats étaient encore encasernés car le gouvernement avait repoussé la démobilisation tant que la paix avec l’Allemagne n’était pas actée, un argument devenu caduc avec la signature du traité de Versailles le 29 juin 1919. Après des années de guerre, de souffrances, de sacrifices, les poilus grognaient : ils  voulaient remiser leurs uniformes, retrouver leur famille, leurs racines ou à tout le moins être convenablement nourris à la cantine…

De gauche à droite : Le traité de paix sous un bras ;  Mandel et Clemenceau ; l’heure de la signature, 15 heures 12 ; Paderewski, chef du gouvernement polonais et sa femme ;  Wilson, le président des E-U et sa femme. Excelsior, 29 juin 1919.

Des poilus mécontents

Des officiers avaient été avertis par des rumeurs que le mécontentement couvait et pouvait dégénérer. Le 1er juillet, ils se postèrent  à la gare de Chartres dès 18 heures. La place était particulièrement animée car c’était l’heure où les trains apportaient les journaux de Paris, donc les nouvelles fraîches. L’annonce d’une démobilisation peut-être. Les espoirs furent  douchés. Rien, il n’y avait rien : le train avait une heure trente de retard… La tension monta. Les gradés tentèrent de disperser les groupes, de les raisonner en leur faisant valoir les sanctions graves auxquelles ils s’exposaient s’ils manifestaient et que, argument suprême, la démobilisation « était rendue difficile par la mauvaise volonté du boche ». Sans succès.

Caserne Marceau, Chartres. Source : https://www.perche-gouet.net/histoire/photos/immeubles/

 

Manifestation des poilus :  » Hou, Hou, Clemenceau »

Alors, de 19 heures à minuit, près de cinq-cents militaires, infanterie et artillerie mêlées, exprimèrent leur impatience en battant les pavés des rues de la ville, chantant sur l’air des lampions « À bouffer », « Démobilisation » ou encore en moquant le chef du gouvernement « Hou, Hou, Clemenceau[1] ». Le soldat Aubin qui était à la tête des frondeurs  claironnait qu’il ne « saluerait plus les couleurs » et avait prévenu « qu’il allait retourner le poste avec les hommes et les gradés qui étaient dedans ». De la gare, les troupiers se rendirent au kiosque de la Butte aux charbonniers, gagnèrent la place des Epars, puis la contestation emprunta les petites rues du centre-ville, défia les autorités Place de la préfecture avant de gagner la rue Saint Pierre où était cantonné le 150 ème régiment.

Poilus  » chartrains ». 12 II, Collection Macé, Archives de la Ville de Chartres et de Chartres métropole.

Grilles forcées, détenus libérés

La contestation franchit un cran : en plus des slogans, les soldats  forcèrent les grilles et se précipitèrent vers les locaux disciplinaires, les portes furent ouvertes et les détenus rendus à la liberté. Le même traitement fut appliqué aux 26 ème et 102ème régiments sans que, note le commissaire Pitois, « l’autorité militaire impuissante ne vint à bout de les calmer ». Aucun acte malveillant n’avait été, en revanche, commis en ville.

mutinerie à Chartres

Rapport du commissaire de police Pitois, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 M art 21.

L’incendie peina à s’éteindre : le lendemain, alors que les quartiers étaient consignés, des soldats bravèrent encore l’interdiction pour relancer le mouvement. L’un d’eux, le nommé Barbu avait  traité de « lâcheur » ceux qui se défilaient.

Le commandant de la place de Chartres droit dans ses bottes

Les quartiers furent déconsignés le 4 juillet en l’honneur de la fête nationale des Etats-Unis. La  bienveillance du  commandant  de la place de Chartres était assortie de considération paternelle –  « je compte sur le bon esprit des troupiers raisonnables » –  et de menaces à peine voilées – «  les cris et les manifestations des militaires ne feront pas avancer d’une heure la démobilisation, tout au plus risqueront-ils de la retarder pour certains. J’ai reçu une mission. Quoi qu’il arrive, elle sera exécutée jusqu’au bout ».

Extrait d’une Lettre du commandant de la place de Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir, 4 M art 21.

Vingt-et-un poilus condamnés à la prison

Célérité de la justice militaire : le 22 août, vingt-et-un soldats, qui tous avaient vécu l’enfer du feu[2], étaient traduits devant le conseil de guerre du Mans. Des « vauriens », avait écrit le commandant[3].  

Les meneurs payèrent leur rébellion de cinq ans ferme, dix d’entre eux bénéficièrent d’un sursis. Le Petit Parisien en fit des mutins tandis que L’Humanité dénonça un jugement qui « frappait d’une manière odieuse des poilus qui, avec juste raison, protestaient contre le régime abominable du militarisme des casernes ».

L’Humanité, 1er aout 1919.

Le mécontentement contre la démobilisation à retardement toucha aussi d’autres villes à l’instar de Toulouse (où le 1er juin 1919 les hommes du 117 ème régiment d’artillerie lourde fracassèrent des vitrines du centre-ville) et de Versailles en mars 1920. La cessation de l’état de guerre fut décrétée en octobre 1919 et la démobilisation qui concernait cinq millions d’hommes ne fut achevée qu’en mars 1921.

Notes

[1] Clemenceau était alors Président du conseil, c’est-à-dire l’équivalent du premier ministre

[2] Et pour certains titulaires de décorations.

[3] AD 4 M art 21. Rapport du commissaire de police Pitois au préfet d’Eure-et-Loir, 2 juillet. 

Polémique en 1927 : scandale sanitaire à Châteaudun ?

Crise sanitaire et titre choc en une du Matin le 3 décembre 1927 : « Des viandes avariées ont-elles été expédiées de Châteaudun à Paris et à Orléans ? » La question sous-tend la méfiance envers l’abattoir industriel et nourrit – déjà – les peurs associées à la production de masse.

Les abattoirs de La Villette dans les années 1920. Source Gallica. DR.

Des bêtes malades ?

Le Matin agite la menace d’une terrible menace pour la santé publique Tout est parti d’une enquête diligentée par le maire de Châteaudun : des bêtes malades, impropres à la consommation, dont le vétérinaire avait prescrit la « dénaturation » seraient sorties de l’abattoir sans avoir arrosés de liquide corrosif. L’affaire avait été ébruitée auprès des journaux nationaux par des « gens » qui, suivant l’édile, avaient intérêt « à provoquer un scandale ».

Le Matin, 3 décembre 1927.

Etranges pratiques de l’abattoir…

Avec le conditionnel de circonstance, Le Matin évoqua les étranges pratiques de l’abattoir : des bêtes crevées y étaient découpées, des voitures de boucherie s’y rendaient nuitamment et la viande avariée était ensuite écoulée sur les étals de la ville et expédiée – qui sait ? – à Paris et Orléans « par des commerçants dénués de tout scrupule[1] ».

… et suicide suspect

Le suicide du préposé à l’abattoir, après avoir interrogé plusieurs fois par la police, fut interprété comme l’aveu de sa culpabilité d’autant qu’en trente ans de métier, selon Le Matin, il s’était déjà attiré des réprimandes pour manquement dans son service. Circonstance aggravante, sans en avoir le droit, il détenait le cachet d’estampille qui décidait du sort des viandes. Son corps avait été retrouvé ans les eaux du Loir. Mais sa veuve, interviewé, attribua son suicide « à cause de tous les tracas qu’on lui a fait à propos de cette affaire ». C’était la première fois que cet homme de 65 ans avait maille à partir avec la justice

Le marché, Place du 18 octobre, Châteaudun. Coll. personnelle. DR.

Le maire au créneau : éviter de se « régaler des articles tendancieux »

Devant la polémique qui enflait, le maire de Châteaudun se fendit d’une lettre ouverte que publia la presse d’Eure-et-Loir. Oui, il reconnaissait des failles dans l’organisation de l’abattoir puisqu’il prévoyait des modifications au règlement ; peut-être, de la viande malsaine avait quitté l’abattoir, mais « rien ne prouvait qu’elle ait été livrée à la consommation ». Enfin, réglant ses comptes, il conseilla aux Dunois de manger « bifteck et gigot » plutôt que de se « régaler de la lecture de certains articles tendancieux », mettant en cause « des journaux étrangers à la localité ».

Boucherie, rue Gambetta, Châteaudun. source : https://www.perche-gouet.net/histoire/photos

Aucun scandale sanitaire, mais un mort.

Dans un entrefilet du 16 février 1928, Le Petit Parisien fit part des conclusions de l’enquête : aucune chair corrompue n’avait été vendue aux consommateurs, « voilà qui tranquillisera la population au point de vue de la santé publique ». Quant au préposé aux abattoirs, affolé à l’idée d’être assigné en justice, il était innocenté.  Dans l’intervalle, il s’était donné la mort. Le Matin qui en avait fait sa une n’en dit pas un mot.

 

[1] Le Matin, 4 décembre 1927

Marthe et « petite Lucienne » dans la Grande guerre

Départ pour la guerre

Le 2 août 1914, Luc Noblet a 39 ans quand il quitte sa famille et sa ferme de Bû pour rejoindre sa caserne à Paris. Sa correspondance, conservée par son petit-fils Lionel Marsal[1], a ceci de singulier qu’elle est composée de lettres et de cartes écrites par les deux parents, mais aussi par leurs deux filles Lucienne, 4 ans et Marthe, 15 ans. Ce sont par leurs mots, simples et émouvants, que nous allons appréhender le quotidien des enfants pendant la Grande guerre.

La petite Lucienne, une santé préoccupante

Dans ses courriers, jamais Luc Noblet ne manque d’embrasser de « tout cœur » ses deux filles. Cependant, la petite Lucienne a droit à une attention particulière. Trois semaines après son départ, sa femme lui écrit qu’elle est malade des végétations[2]. Préoccupations agricoles et situation militaire passent au second plan : le papa s’inquiète d’abord de la santé de son « Titi » et demande à son épouse « toute la vérité ». Laquelle, le 13 septembre, l’avise d’un état de santé préoccupant : « Elle a passé une bien mauvaise nuit. Elle étouffait. J’ai passé la nuit à lui faire des compresses d’eau chaude sur la gorge ». Or, trouver un secours est difficile.  Le médecin chef de l’hôpital de Dreux, débordé par l’afflux des soldats blessés, « m’a presque envoyée promener ». Soulagement, au début du mois de novembre la petite Lucienne est opérée à Paris.

Mais une enfant « bien mignonne »…

Parce qu’elle a été sage, son papa lui a offert une poupée. Alors, elle le remercie : « Je suis toujours bien mignonne et ma belle poupée est toujours telle que tu me l’as apportée, je ne l’ai pas encore cassée. Je t’embrasse bien fort et je pense bien souvent à mon papa. Ta petite Lucienne. »

Enfants dans la Grande guerre

Carte de la petite Lucienne. Sans date, mais après son opération. Ce sont ses mots, mais c’est la maman ou Marthe qui tiennent le crayon… L’orthographe a été respectée pour l’ensemble de la correspondance. Archives privées, Lionel Marsal. DR. 

Luc Noblet retrouve enfin sa petite famille à la faveur d’une permission au mois de décembre. Trop courte… Le départ est un arrachement pour « Titi ». Sans doute, sa maman lui explique-t-elle que son papa est parti pour défendre son pays contre des « méchants ».

Le « dodo » et la peur de l’enfant

En témoigne cette carte de janvier 1915. Elle renseigne sur les peurs que les Allemands inspiraient aux enfants.  Au château d’Abondant, commune voisine de Bû, étaient abrités des réfugiés du nord de la France, chassés par les exactions commises par l’ennemi.  En-eut-elle des échos ? La carte de « Titi » montre un papa en armes : il protège la France, mais aussi sa « petite Lucienne » : « Mon papa, je suis toujours bien mignonne et je t’embrasse bien fort et de tout mon cœur, cette carte me représente dans mon dodo et toi tu es en haut, tu veilles pour que les allemands ne vienne pas chercher ta petite Lucienne. »

Carte de Lucienne, sans date. Archives privées, Lionel Marsal. DR.

Quand la petite Lucienne réconforte son papa

À son tour de réconforter son papa lorsqu’il est hospitalisé à Issy-les-Moulineaux pour une jaunisse. Le jour de ses quatre ans, elle lui fait savoir, en toute candeur, qu’elle se porte mieux car elle a bien respecté les prescriptions, manière de dire à son père de ne pas se décourager : « J’ai aussi était enrhumée mais j’ai bien pris mon sirop et j’ai bu du lolo bien chaud et je suis presque guérie. Je voudrais que tu sois de même. Je t’embrasse bien fort. Ta petite Lucienne. »

Courriers d'enfants dans la Grande guerre

Carte de la petite Lucienne pour la bonne année avec en second plan les soldats qui combattent. Toujours ses mots – le lolo ne s’invente pas… – mais cette fois, guidée par le main de sa mère ou de Marthe, elle a écrit « Je t’embrasse bien fort ». Archives privées, Lionel Marsal. DR.

« Titi » revoit son papa à la fin du mois de mai, peu de temps avant son départ pour le front, près de la butte de Vauquois. Mais comme, dès le 20 juin, il est à nouveau hospitalisé à Bar-le-Duc pour dysenterie, « Titi » lui souhaite un bon rétablissement, lui apportant le baume de la petite fille modèle : « Cher papa, je suis toujours bien mignonne et je t’embrasse bien fort pour que tu guérisse bien vite. Ta petite Lucienne qui t’aime bien. »  

Dernière carte de la petite Lucienne à son père. Elle est bien choisie : Deux cœurs, une petite fille et son papa. Archives privées, Lionel Marsal. DR.

À son père, ce sont ses derniers mots.

Marthe, jeune fille courageuse

Des pensées de sa grande sœur Marthe, nous savons peu. À 15 ans, elle n’a pas la spontanéité de la petite Lucienne. Si chacune de ses cartes s’achève par « je t’embrasse bien fort », cette formule toute faite ne doit pas tromper sur ses sentiments. Ses courriers esquissent le portrait d’une jeune fille courageuse pendant des temps difficiles.  À son père, elle montre qu’elle fait plus que seconder sa maman. Elle le suggère d’ailleurs, écrivant : « Je reste à la maison tous les jours à faire l’ouvrage, je profite que j’ai 5 minutes à moi pour t’écrire ». [lettre du 4 juin].

Comment elle seconde sa maman

Quel ouvrage ? Ses heures sont d’abord occupées aux tâches ménagères – ménage, cuisine, lavage, raccommodage – sans compter l’attention accordée à sa petite sœur. C’est elle aussi qui est chargée d’aller, tôt le matin, au marché de Houdan pour vendre le beurre, ce qui suppose en amont le maniement de la baratte et la traite de la vache : « Papa, c’est moi qui est à Houdan est j’ai pas chaud. Le beurre n’allait pas si bien que ça. J’en avais 6 livres et ½ à vendre et ils sa vendus 16 sou 17. Nous portons bien tous. Je t’embrasse bien fort, Marthe ». [carte non datée, orthographe respectée

Lettre de Marthe à son père, 29 septembre 1914. Luc Ernest Noblet est alors à Paris. Il est, notamment de garde, à la Tour Eiffel. Archives privées, Lionel Marsal. DR.

Ne doutons pas qu’elle ait aussi ramassé les pommes de terre, les pommes à cidre et qu’elle ait été mise à contribution pour des travaux ordinairement réservés aux hommes. Son père s’en inquiète d’ailleurs.  Il demande fermement à sa femme que René – l’employé – ne « l’abrutisse pas à la faire herser avec le cheval ».

Le marché de Houdan dans les années 1910. Marthe y allait fréquemment, tôt le matin par tous les temps. Archives privées, Lionel Marsal. DR.

Marthe informe son père

Marthe complète les nouvelles fournies par sa mère sur la marche de la ferme, « Titi » ou le village. Ainsi, par la carte du 29 décembre, elle apprend à son père que « nous aurons la batterie demain à 9 heures », ajoutant sans transition « Titi est reconsolé, il est content comme un petit diable quand il a une carte à  toi ». Deux évènements l’ont marquée, qu’elle confie à son père. Revenant de Paris, lui écrit-elle le 29 septembre, « nous avons rencontré des Anglais qui partaient avec tout leur fourbi », à coup sûr, les premiers étrangers qu’elle ait croisés, puis en mars [carte non datée], elle lui fait part d’un fait divers : « Il y a eu le feu chez le cordier, on y a mis le feu à ses 3 pailles dans son clos »

Carte du 29 décembre 1914. La première permission est terminée. Archives privées, Lionel Marsal. DR.

Des marques de tendresse filiale de plus en plus vives

À mesure que les mois s’écoulent, la jeune fille s’épanche. L’absence lui pèse. Aux mots convenus s’ajoutent désormais des marques discrètes de tendresse filiale telles celles du 29 décembre dans sa carte de vœux : « Tu nous dit que tu es enrhumé comme un misérable. Soigne-toi comme il faut, ne te laisse pas tombé malade d’avantage. Si tu peux aussi venir vendredi, vient on sera bien contentes. » Lors de sa permission de fin mars elle lui a préparé une « salade si bonne » que son père la complimente dans la lettre qui suit.

Quand le 14 juin 1915, Luc Noblet a 40 ans, Marthe prend la plume. « Cher papa, je te souhaite un bon et heureux anniversaire de bien loin. J’aimerais mieux te le souhaité, mais ce n’est pas possible. En entendant ce jour, je t’embrasse bien fort. Ta fille qui t’aime. Marthe ».

Carte de Marthe, 14 juin 1915. C’est une jeune fille qui offre un bouquet à son père qui fête ce jour ses 40 ans. Il est à Vauquois, prés des canons et des tirs d’artillerie.  Archives privées, Lionel Marsal. DR.

Rompant avec la distance jusqu’alors observée, elle conclut son courrier par une déclaration d’amour à son père, si loin désormais. Depuis le 6 juin, il est sur le front dans la Meuse. À son père, ce furent ses derniers mots.

Des vies broyées par la guerre

En un an, Marthe et la petite Lucienne ont vu leur papa une vingtaine de jours, découpés en cinq permissions. Le poilu qui terminait ses lettres par «  Ne vous tourmentez pas de moi » est emporté par la dysenterie le 26 juillet 1915. La Première guerre mondiale fit près d’un million d’orphelins et d’orphelines. Parmi elles,  Marthe et « Titi ». 

« Ne vous tourmentez pas de moi », éditions Ella, 2019. Un livre des professeurs et des élèves de 3éme et de CM2 de Bû, 23 euros.

Notes

[1] Lionel Marsal (1952-2006) a été instituteur et conseiller municipal à Bû (canton d’Anet). Il a légué à sa compagne, Françoise Goguelin, la correspondance de guerre de la famille Noblet. Elle a donné lieu à un livre « Ne vous tourmentez pas de moi », Editions Ella, 2019.

[2] Les végétations, situées à l’arrière des fosses nasales, défendent l’organisme contre les infections virales et bactériennes. Parfois, elles grossissent et provoquent des rhino-pharyngites. D’où l’opération.