Histoire-géographie et patrie à l’école au temps de Jules Ferry

Français et mathématiques au temps de Jules Ferry dans une petite école du Perche, c’était l’objet de la chronique précédente. Le lecteur avait noté que les sujets portaient surtout sur la vie quotidienne, celle concernant la « petite patrie », c’est-à-dire la commune.

Avec l’histoire et la géographie, le cadre géographique et temporel s’élargit. Toutefois, ainsi que le stipule la loi du 26 mars 1882, ces deux matières s’intéressent avant tout à la France :  d’abord bien connaître son pays, sa grande patrie.  Hauts faits et grands personnages scandent l’enseignement d’une histoire à visée patriotique, vingt ans après l’humiliation prussienne.

Commençons par Vercingétorix  » brave et énergique ».

Première vignette : Vercingétorix commande à des cavaliers d’aller chercher des renforts. Seconde vignette : après la défaite d’Alésia, Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César. Source, Lavisse, Récits et entretiens familiers, 1903.

Remontée dans le temps et exaltation tout d’abord de Vercingétorix, perdant magnifique.  La copie d’Armand Bequignon le 23 novembre 1895 combine image d’Epinal [ « les gaulois étaient grands et forts, ils aimaient la chasse et la guerre »], référence à la Guerre des Gaules de César [« arrivé aux pieds du vainqueur, Vercingétorix jeta ses armes »], confusion – [Vercingétorix vainquit César à Alésia], et enfin et surtout invitation à glorifier ces ancêtres « héroïques » qui « affrontaient la mort en riant ». Pensant peut-être à l’Allemagne, l’écolier conclut ainsi son travail : « Enfant, réfléchissez dans votre cœur et lequel aimeriez-vous, du conquérant romain ou du jeune gaulois ? ». Si le « style laisse à désirer », Edmond Fleury n’est pas mécontent du contenu puisqu’il accorde 7/10 au travail de son élève.

L’élève récite l’histoire enseignée par le maître. Une erreur de l’écolier : confusion entre Gergovie et Alésia et un anachronisme, le mot « carrosse » au lieu de char. Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2.  Tous les écrits des écoliers de cette chronique proviennent de ce dossier.

Et le Moyen-Age ?

Période contrastée, elle fait le grand écart entre désordre et figures tutélaires.  « Les français étaient encore barbares », écrit Jules Gannier le 19 février 1896, sans être démenti par son maitre, tout plein des représentations véhiculées par la vulgate républicaine sur cette période de « ténèbres ». L’écolier souligne toutefois le rôle civilisateur de l’Église et de la chevalerie : la première « empêche la barbarie », la seconde « soulage les pauvres, les orphelins et les veuves ». 

Au panthéon républicain, Saint Louis…

Première vignette : Saint Louis, enfant, suit les leçons de sa mère. Histoire de France, cours élémentaire, Ernest Lavisse, Armand Colin, 1913, page 58. Seconde vignette : Saint Louis rend la justice sous son chêne à Vincennes. Histoire de France avec récits et dissertations,  Armand Colin, 1884, p.78. ( consultable sur Gallica).

Dans la galerie des hommes illustres – Du Guesclin, Bayard, héros de la guerre de Cent ans ou Pierre l’Ermite, prêcheur de la première croisade – une place particulière échoit à Saint Louis. « La reine Blanche aimait passionnément son fils, expose Margueritte Fleury. Pourtant elle permettait à ses maîtres de le corriger quand il n’était pas sage ». Une éducation sans concession qui porte ses fruits : la jeune fille célèbre le « bon roi qui rendait la justice à tout le monde sous un chêne à Vincennes » ainsi que le défenseur de la Chrétienté qui « entreprit une croisade » et dont « les ennemis admiraient la vertu. »

… et Jeanne d’Arc

Jeanne d’Arc à Orléans, fêtée par les habitants après la victoire contre les Anglais. Cours Lavisse, 1913.

En dehors de Blanche de Castille, seule une autre femme se fraye une place dans les copies. C’est Jeanne d’Arc. Le début de la rédaction dénote une certaine distance avec la légende dorée des voix… « Elle crut entendre des anges qui lui recommandait d’être bonne et sage et d’aller au secours du roi. Elle alla à Orléans puis à Reims où elle voulait faire sacrer le roi […] elle fut condamnée à être brûlée vive sur la place de Rouen. » Saint Louis et Jeanne d’Arc… Le premier incarne l’unité morale, la seconde préfigure la naissance de la patrie, les deux combattirent pour la défense du territoire français. C’est pourquoi ces deux figures de l’Ancien Régime occupent une place centrale dans les manuels d’histoire d’Ernest Lavisse, lequel répandit, selon le mot de Pierre Nora, « l’Évangile républicain[1] ».

« Enfant, tu dois aimer la France »

Le « Lavisse » avec, en couverture, l’adresse aux enfants. Ernest Lavisse en 1913.

Dans les devoirs d’histoire soumis à ces élèves du Perche, les autres états n’apparaissent qu’à la faveur des rapports- souvent conflictuels – qu’ils entretiennent avec la France.  Les copies magnifient le courage et l’audace des grands hommes de l’Antiquité à l’époque contemporaine. « Pour tout dire, avertissait Ernest Lavisse, si l‘écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales… s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps[2]« .  Analysant l’enseignement de ce récit national, l’historienne Mona Ouzouf conclut justement : « L’histoire de France a relayé l’histoire sainte. Il y a eu un transfert de sacralité ».

Et la géographie ?  carte de la région, grande carte de la France

C’est aussi à la France que s’intéressent leçons et devoirs de géographie.  Les élèves sont invités à dresser au crayon couleur les cartes des régions avec le nom des départements et des préfectures.

Carte de l’Orléanais. Limites approximatives…

Mais le 10 juin 1896, l’exercice se complexifie. Eugénie Prunier est évaluée sur une carte de la France : à elle d’en dessiner les contours – bleus pour les rivages, rouges pour les terres – et d’indiquer pour chaque région productions et grandes villes. Les tours que lui jouent sa mémoire, le lecteur les lui pardonnera (sans doute) au regard des productions scolaires contemporaines….

Carte de France non corrigée par le maître.  À la fois, beaucoup d’informations et d’approximations

L’écolière commet des approximations – Toulouse et Angoulême et « Chateleraut » penchent dangereusement vers l’est – ; l’orthographe est défaillante – « le Missif Central » – et l’exercice est ponctué de fantaisies plus visibles encore : la vallée du Rhône est perchée au sommet des Alpes… Mais Eugénie n’a pas oublié d’amputer la France de l’Alsace et la Lorraine, conséquence de la défaite de 1870.

« Apprends la géographie, ma Louisette »

« Apprends la géographie ma Louisette, c’est parce que les français ne la savaient pas que leurs voisins, qui eux la savaient, ont envahi et saccagé leur territoire », énonce un livre de lecture du début du siècle[3]. Dès le lendemain de la guerre, nombre d’intellectuels français attribuaient le désastre à la déficience de l’enseignement et notamment à la méconnaissance des cartes topographiques[4]. Artisan des nouveaux programmes dans les années 1870, Jules Simon se lamentait que les étrangers – les Prussiens par exemple … connaissaient mieux que nous « la géographie […] de notre propre pays. Ils auraient pu nous signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! « 

Edmond Fleury, l’instituteur. Archives départementales d’Eure-et-Loir ,90 J art 2. 

« Que puis-je faire pour mon pays ? »  Réponse d’Armand

Tout ceci nous amène à envisager plus largement les valeurs inculquées par Edmond Fleury, instituteur d’une République qui avait tout juste 20 ans. « Que puis-je faire pour mon pays ? » : c’est l’exercice de style sur lequel planche Armand Béquignon le 22 novembre 1895.

D’abord lucide – « je suis encore si petit », il enchaîne sur la veine patriotique. « Cependant tout le monde a des devoirs pour son pays. Moi je dois en avoir aussi. Cherchons. Je dois être un bon écolier, au régiment je dois m’appliquer à faire les exercices pour devenir plus tard grand et fort. Je veux devenir un bon soldat et un bon citoyen pour défendre mon pays s’il a besoin de moi. »  En raison du style jugé « faible », l’écolier doit se contenter de 3/10.

« Que puis-je faire pour mon pays ? »  Réponse d’Irma

Sur le même sujet, un mois plus tard, Irma Cottereau apporte une réponse à la fois similaire – « je m’appliquerait bien à l’école » mais genrée. D’exercices physiques, il n’est pas question pour la jeune fille. Elle écrit ceci, orthographe respectée : « Je coudrai et j’apprendrait à ourler tout ce qui serat utile quand je serais grande. Si la patrie a besoin de moi plus tard afin que je fasse une bonne ouvrière ».

Pour Irma, servir le pays, c’est aussi « s’appliquer à la couture » à l’école.

Sans surprise, les deux élèves ont intégré le fait que l’école primaire prédispose les filles aux ouvrages de femmes et les garçons, par la pratique de la gymnastique, aux futurs devoirs du soldat[5]. Lesquels incluent le sacrifice de sa vie. À ce sujet, Marguerite, la fille de l’instituteur, affirme qu’on « doit défendre le drapeau jusqu’à la mort sur le champ de bataille comme c’est arrivé en 1870 ». À l’histoire est dévolue la mission essentielle : former de bons citoyens, des électeurs et des soldats.

Margueritte Fleury, fille de l’instituteur :  » Défendre le drapeau jusqu’à la mort ». Devoir du 22 janvier 1896.

Notes

[1] Pierre Nora, Les lieux de mémoire 1. Quarto, Gallimard, 1997, p. 239. Le « Lavisse » en trois volumes en était à sa 75éme réédition en 1895. Prodigieux succès d’édition. A ce sujet, l‘article de Retronews.

[2] Cité par Pierre Nora, Les lieux de mémoire 1. Quarto, Gallimard, 1997, p.269. « Vous enfants du peuple, sachez que vous apprenez l’histoire pour graver dans vos cœurs l’amour de votre pays. Les Gaulois, vos ancêtres ont été vaillants. »

[3] Cité par Maurice Crubellier, L’école républicaine, éditions Christian, p. 54Ernest Lavisse, dont les manuels ont été les piliers de l’enseignement de l’histoire et de l’éducation civique sous la IIIe République était persuadé que la Prusse avait remporté la guerre grâce à ses instituteurs :  « L’instituteur allemand a vaincu a Sadowa et à Sedan ». Cité par Pierre Nora, op. cit ; p. 249.

[4] Pour Jules Simon, une des leçons de la défaite de 1870 est qu’il faut que « la France connaisse la France aussi bien que peuvent la connaître les étrangers… C’était surtout la géographie, et surtout, hélas ! celle de notre propre pays, qu’ils savaient mieux… Ils auraient pu nous signaler nos coteaux et nos rivières, et nous marquer peut-être le terrain où l’avantage aurait été pour nous ! » Cité par Nathan Neret, in L’impact de la guerre franco-prussienne dans l’enseignement secondaire de 1870 à nos jours. Master, Université de Franche Comté, 2021-2022, p. 25.

[5] De 1882 à 1892,  il y eut dans les écoles et pour les garçons des bataillons scolaires avec maniement d’armes.